Il y a 109 ans, cet ultimatum, faire-part de décès de la vieille Europe

Les Européens viennent de se massacrer comme jamais. Quelque chose s'est brisé.
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L'été 1914 était l'un des plus chauds que l'Europe ait connus alors. Les anciens ne se souvenaient pas d'un tel soleil. L'Europe, elle, ne cessait d'être en proie à de petits ou moyens conflits. Le dernier choc d'intensité remarquable avait probablement été la guerre franco-prussienne de 1870, avec les conséquences que l'on sait. Les alliances s'étaient recomposées, d'une manière relativement anarchique et principalement dictée (comme dans toute bonne politique) par l'intérêt davantage que par une quelconque diagonale du Bien autoproclamé. Sous la canicule couvait un certain nombre de monstres, dont le moindre n'était pas l'anarchisme nihiliste, dont les noires métastases avaient gangrené une bonne partie de l'est du continent.

Le 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand et son épouse assistaient à des manœuvres militaires en Bosnie-Herzégovine, annexée depuis 1909, lorsqu'ils furent assassinés par Gavrilo Princip, un anarchiste serbe. Ce coup de tonnerre dans la double monarchie fut immédiatement suivi d'une enquête zélée. Très vite, les services austro-hongrois mettent au jour une conspiration tentaculaire, impliquant la mystérieuse organisation de la Main noire, ainsi que le chef du renseignement militaire serbe. À ces soupçons déjà consolidés s'ajoutent le rôle trouble de la Russie, qui cherche à contrecarrer l'influence de la double monarchie dans les Balkans, ainsi que les reproches des Austro-Hongrois envers le nouveau roi serbe, Pierre Ier, bien trop francophile pour eux. La crise était en germe depuis longtemps. Il n'a suffi que de cet assassinat pour mettre le feu aux poudres.

La rédaction d'une dépêche minutieusement préparée est déléguée à Musulin von Gomirje, un diplomate connu pour la finesse de sa plume. Le gouvernement viennois lui confie la tâche de mettre au point un texte à la fois inattaquable et inacceptable, moyen le plus sûr de mettre la Serbie au pied du mur. Dans son point n° 6, l'ultimatum exige donc que la police austro-hongroise puisse opérer sur le territoire serbe pour rechercher et arrêter les coupables : c'est un abandon de souveraineté (on appellerait cela de l'« extra-territorialité » aujourd'hui, à la mode américaine) auquel les Serbes ne peuvent consentir. Ce qui a marché pour Napoléon III avec la dépêche d'Ems marchera avec la Serbie de Pierre Ier : l'orgueil précipitera la guerre.

C'est donc le 23 juillet 1914 que l'ultimatum est envoyé. Les responsables politiques français sont en bateau, de retour de Russie, et ne peuvent donc pas communiquer avec les Russes. La date d'expiration des propositions austro-hongroises est fixée au 25 juillet, 17 heures. Les Serbes répondent par une note pleine d'une sirupeuse bonne volonté, qui trompe Berlin mais pas Vienne. On connaît la suite : en août 1914, la mobilisation générale est décrétée du côté de l'Entente (Russie, France, Royaume-Uni), alliée de la Serbie, comme de l'Alliance (Autriche-Hongrie, Allemagne, Italie qui passera, en 1915, du côté de l'Entente). On y part la fleur au fusil, persuadé que la guerre sera courte et rigolote, comme tant d'autres, et qu'on s'y fera tuer un petit peu mais pas trop. Quatre ans et neuf millions de morts plus tard, ce sont des fantômes hagards, des sourds, des fous, des gueules cassées, des corps détruits qui reviennent d'un carnage de cauchemar. Ils ont connu les gaz, le déluge des obus, les boucheries absurdes. Les monarchies sont mortes en Allemagne et en Autriche-Hongrie, comme en Russie ou en Turquie. La vieille Europe, sûre d'elle et nombreuse, est morte aussi, avec ses palais et ses lignées, ses familles solidaires (George V laissera mourir son cousin Nicolas II), ses provinces cousues ensemble et sa relative insouciance. Les Européens viennent de se massacrer comme jamais. Quelque chose s'est brisé.

C'était il y a 109 ans. C'était hier. Les héros français de 14 demeurent présents sur les monuments aux morts. Ils ne s'appelaient ni Zyed, ni Bouna, ni Nahel, ni Adama, quoi qu'en pense la jeunesse de gauche, et ils se demandent peut-être, de là où ils nous regardent, si c'était bien la peine de crever avec les copains pour en arriver là.

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Arnaud Florac
Chroniqueur à BV

Vos commentaires

28 commentaires

  1. En fait Franz-Ferdinand de Habsbourg, héritier de Franz-Joseph était un libéral qui voulait modifier la structure de la double-monarchie, Kaiserliche ( Autriche ) et Königliche ( Hongrie ) pour passer à quatre entités, Un nouveau Royaume de Bohème regroupant les Slaves-du-Nord ( Tchèques, Slovaques, Polonais et Ruthènes ) et un Royaume de Croatie regroupant les Slaves-du-Sud ( Slovènes, Croates, Bosniaques ). Cela était très mal a Belgrade, mais aussi à Vienne dans les milieux suprémacistes Germaniques . Et en particulier par le chef-d’Etat-Major de l’Armée, Conrad von Hötzendorf. On raconte que quand la nouvelle de l’assassinat de Franz-Ferdinand est arrivée à Vienne, Hötzendorf a fait servir le champagne !

  2. Merci, un très beau rappel de cet interminable boucherie qui débutait sous le soleil de plomb d’août 1914,pour se terminer dans la boue des tranchées de novembre 18.
    Et dire qu’ils remirent cela vingt ans plus tard , cette fois-ci les gars ne partaient plus la fleur au fusil ,marqués par les témoignages de leurs pères,pour ceux qui étaient revenus !
    Nous n’avons rien retenu du sacrifice sanglant et inutile de 14-18, des gosses français et allemands courant sur des tombes , voilà ce que la France et l’Allemagne nous ont proposé ,jolie spectacle ! Comment s’étonner que de nouveaux envahisseurs agissent à leur tour en pays conquis comme des barbares ?

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