Après Serge Klarsfeld, Alexis Corbière, le lieutenant de Mélenchon, s’oppose à la réédition, par Gallimard, des écrits pamphlétaires de Louis-Ferdinand Céline, dont Bagatelles pour un massacre, publié en 1937. La DILCRAH (Délégation interministérielle de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT) préconise, de son côté, une grande vigilance dans l’appareil critique. Au-delà de la polémique sur ces œuvres maudites de l’auteur de Voyage au bout de la nuit, c’est la question des limites de la liberté d’expression qui est posée.

Beaucoup parlent de Bagatelles pour un massacre sans l’avoir jamais lu : c’est un ouvrage antisémite, il est donc condamnable par principe. Si l’on ne veut pas faire partie des ignorants qui répètent cette critique sans juger par eux-mêmes, il faut lire sur Internet quelques pages de ce pamphlet. Certes, les propos antisémites occupent une partie de l’ouvrage, mais Céline y traite aussi de nombreux thèmes qui lui sont chers, comme la littérature, le cinéma, la danse et, bien sûr, le pacifisme.

En ce qui concerne l’antisémitisme, il tombe dans de tels excès qu’on se demande s’il ne fait pas de la provocation, pour faire parler de lui après l’échec relatif de Mort à crédit. André Gide, dans un article publié dans les colonnes de la NRF (1er avril 1938), considérait d’ailleurs Bagatelles pour un massacre comme trop "grotesque" pour pouvoir être pris au sérieux, tandis que Bernanos déclarait que "cette fois-ci, Céline s’est trompé d’urinoir". Il n’est pas du tout certain que Céline l’eût écrit après que les Français eurent connaissance du génocide nazi. On peut comprendre qu’aujourd’hui encore, le sujet reste sensible.

Mais est-ce une raison suffisante pour censurer ces ouvrages ? Sans compter que c’est leur faire une publicité involontaire. Alexis Corbière lui-même confie à un journaliste que "ça [le] gêne toujours qu’on en arrive à interdire un livre". On ne peut que lui donner raison sur ce point. Quand on commence à censurer des écrits, on ne sait jamais où l’on s’arrête. Si chacun censure ce qui le choque ou qu’il condamne, il ne restera bientôt plus aucun livre sur terre. Sans compter que certains censeurs sont borgnes.

D’aucuns ne veulent pas lire des romans de Giono, sous prétexte qu’il aurait collaboré. D’autres proscrivent jusqu’au nom de Brasillach ou Drieu La Rochelle. Pourtant, à leur époque, leur talent littéraire était reconnu, même par ceux qui ne partageaient pas leurs idées politiques. Il est vrai qu’on reproche aujourd’hui à Hergé d’avoir fait preuve d’antisémitisme dans L’Étoile mystérieuse, où le méchant de l'histoire est un financier juif.

Rien ne devrait s’opposer au projet d'une édition critique et historique des pamphlets de Céline. D’autant plus que les Français, dans leur immense majorité, ne sont pas antisémites. C’est dans les banlieues que les juifs font parfois l’objet d’une haine implacable, comme on l’a vu à la Toussaint, avec la profanation de la stèle dressée à la mémoire d’Ilan Halimi. Les adeptes de cet antisémitisme primaire ne s’amenderont pas, qu’on publie ou non ces écrits de Céline.

Ce n’est pas en pratiquant la censure, fût-ce au nom de la morale, qu’on luttera contre les préjugés. C’est en aiguisant l’esprit critique pour que chacun acquière la capacité de discerner le vrai du faux et de se faire une juste opinion par lui-même.

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29 décembre 2017 à 9:59

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