Cinéma : The Chef, de Philip Barantini

THE CHEF

Il y a deux ans, on s'en souvient, était sorti sur les écrans le film de Sam Mendes 1917, qui proposait au spectateur une expérience immersive dans les tranchées de la Première Guerre mondiale par l'utilisation de plans-séquences. Ce procédé, rappelons-le, consiste à tourner en un seul plan tout ou partie d'une fiction et nécessite, pour ce faire, une synchronicité totale entre les comédiens et l'équipe de techniciens. Car la moindre erreur, évidemment, implique de reprendre le tournage à zéro. Avec 1917, Sam Mendes raccordait discrètement plusieurs plans de huit minutes en moyenne et nous donnait l'illusion d'une ininterruption totale.

Dans un genre bien différent, un autre « film de guerre » est sorti en salles, la semaine dernière. Tourné intégralement en plan-séquence, sans le moindre raccordement, The Chef (Boiling Point, en version originale, qu'on aurait pu traduire par À ébullition) adapte un court-métrage de 2019, en allonge considérablement le scénario et réitère la prouesse technique de L'Arche russe, réalisé d’une traite par Alexandre Sokourov en 2002. En effet, durant une heure et demie, le film de Philip Barantini nous plonge dans les cuisines d'un restaurant huppé de Londres le dernier vendredi avant Noël, une soirée généralement intense pour la profession. D'autant qu'en l'occurrence, la manager de l'équipe – incompétente – a eu la main lourde sur le nombre de réservations…

Andy, le chef cuisinier, à peine arrivé, doit subir la présence d'un contrôleur sanitaire venu baisser la note du restaurant et lui dispenser longuement et doctement ses recommandations – la soirée commence alors sous de mauvais auspices. Puis la caméra se balade, nous donne à voir les collègues qui turbinent, ceux qui lézardent, ceux qui travaillent mal, outrepassent les règles d'hygiène ou gèrent difficilement les émotions négatives.

Dévoilant les coulisses de la restauration, le cinéaste nous immerge dans un microcosme en perpétuelle effervescence, nourrie du ressentiment des uns envers les autres. Le lieu de travail devient alors celui où, en pleine cohue, chacun défend son bifteck, se justifie, se défausse sur autrui… Une pression qu'aggravent par leurs exigences les clients les plus difficiles. Un « ami » du chef, sorte d'animateur télé à la Cyril Lignac, accompagné d'une célèbre critique culinaire, entend évaluer le travail du héros et – surprise ! – faire main basse sur son restaurant… Citons également un père de famille imbuvable, des influenceurs grossiers réclamant des plats qui ne figurent pas au menu ou encore une cliente aux trente-six allergies qui ne manquera pas – on le sait d'avance – de faire un malaise et de provoquer un conseil de guerre de tous les employés afin de déterminer l'identité du coupable (!). Un passage surréaliste et consternant à la fois, qui en dit long sur l'esclavage moderne des petites gens et la dureté des conditions de travail.

On n'est pas surpris, alors, de découvrir que la gourde biberonnée depuis le début du récit par le chef cuisinier contient de l'alcool et que celui-ci sniffe de la cocaïne pour tenir le coup – une pratique courante à Londres dans le milieu de la restauration.

La grande qualité du film de Barantini, indubitablement, est d'avoir su utiliser le stress des conditions de tournage liées au plan-séquence afin d'innerver le jeu des acteurs. Leurs personnages n'en sont que plus crédibles. Une pression qui se répercute naturellement sur le spectateur… La forme et le fond sont rarement envisagés au cinéma avec autant de cohérence.

Stephen Graham, qui tenait déjà le rôle du chef dans le court-métrage d'origine, porte le film sur ses épaules et confirme, s'il en était besoin, après This is England, Boardwalk Empire et The Virtues, qu'il est à ce jour l'un des acteurs britanniques les plus talentueux de sa génération.

Le spectateur sort épuisé de cette expérience mais repu. Un temps sera cependant nécessaire pour digérer une fin tombée de façon trop abrupte.

4 étoiles sur 5

Pierre Marcellesi
Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

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