Alain de Benoist : « L’individualisme libéral, c’est quand l’État de droit conteste le droit de l’État… »
Emmanuel Macron, voici quelques semaines, déclarait vouloir lutter contre le « séparatisme musulman ». Christophe Guilluy évoque, dans ses ouvrages, une coupure radicale entre les grands centres urbains et la « France périphérique », tandis que Jérôme Fourquet parle d’une « archipelisation » de la société française. Pourquoi la France semble-t-elle plus divisée que jamais ?
Les causes sont nombreuses, mais il y en a une qui est essentielle, c’est que nous sommes désormais entrés dans la société des individus.
Celle-ci trouve son origine dans l’idéologie libérale, historiquement associée à la montée de l’individualisme, puisque ses fondements théoriques postulent un homme dessaisi de ses appartenances, n’ayant à subir en amont de lui-même aucune « fatalité » historique, culturelle, familiale ou sexuelle, cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt, entièrement privatisé, c’est-à-dire propriétaire de lui-même, titulaire de droits naturels lui permettant de s’émanciper du lien social et donc de se construire lui-même à partir de rien. La poussée individualiste emporte avec elle une valorisation hédoniste de la sphère privée, un désintérêt, voire une hostilité larvée, vis-à-vis des affaires publiques, un désengagement politique, un mépris des « grands récits » passionnels des deux siècles derniers. L’homme n’est plus un héritier : refusant d’être « assigné » à quoi que ce soit, il est « celui » qu’il veut être – ce qui revient à dire qu’il n’y a plus de singularités que subjectivement choisies, et que la passion de la désappartenance en est le moteur. Il en résulte des transformations civilisationnelles capitales, de nature sociologique, politique, anthropologique et surtout juridique.
La société des individus est aussi la fille de l’idéologie des droits de l’homme, qui fait du sujet de droit un homme en soi, hors-sol, un homme abstrait, de partout et de nulle part. Le premier de ces droits est celui de faire sécession d’avec ses semblables. L’individu, dit Marcel Gauchet, est « le premier acteur social de l’histoire humaine en droit d’ignorer qu’il est en société, au nom même des droits qui lui sont reconnus par la société ».
Le terme d’individu fait pourtant parfois l’objet d’appréciations laudatives par opposition au collectivisme. C’est une erreur ?
Ce n’est pas au collectivisme que s’oppose la société des individus – laquelle s’accommode, par ailleurs, fort bien de toutes les formes de conformisme –, mais au commun. Quand les membres d’une société n’ont plus rien en commun, plus de sociabilité commune, plus de valeurs partagées, que plus rien ne les réunit, il est inévitable qu’elle se disloque. On peut bien alors en appeler au « vivre ensemble », ce n’est au mieux qu’un vœu pieux.
L’individu ne doit pas être confondu avec la personne, pas plus qu’on ne doit confondre l’individualisation avec l’individuation, cette dernière définissant la capacité pour une personne de juger de sa situation et d’adopter une conduite autonome responsable. Marcel Gauchet écrit encore, très justement : « Individualiser signifie, du point de vue de la logique collective, décharger les acteurs de l’obligation de produire et d’entretenir le lien de société […] L’individu que l’on peut dire “individualisé” est celui qui se pense spontanément comme existant par lui-même, indépendamment de sa société, alors qu’il n’existe que par elle et en elle. » Une telle société produit les individus qui la produisent, en sorte que nous habitons désormais des « sociétés qui travaillent à fabriquer par le droit des individus sans société ». On ne saurait mieux dire.
Vous parlez de « transformations capitales ». Lesquelles ?
La société n’étant plus la réalité première, c’est l’individu qui vient en premier. C’est lui qui fonde le droit, et c’est à partir de lui que le social doit être compris (c’est ce qu’on appelle l’« individualisme méthodologique »). Le « holisme » disparaît. Dans la société des individus, nul ne se sent plus partie d’un tout, que ce tout s’appelle un peuple, une culture ou un pays. La société étant vue comme un assemblage aléatoire d’individus, qui ne s’associent volontairement que pour défendre leurs intérêts (c’est le mythe du contrat social), mais restent toujours potentiellement des rivaux les uns des autres, on perd de vue que ce tout possède des caractéristiques qu’il ne possède que parce que le tout excède les parties qui le composent. C’est ce que voulait dire Margaret Thatcher quand elle prétendait que « la société n’existe pas ». Elle aurait bien pu dire que les forêts n’existent pas, puisqu’elles ne sont jamais qu’une addition d’arbres isolés !
Dans la société des individus, l’économique remplace le politique, le bien-être remplace le bonheur, la « vie en couple » remplace le mariage, le sociétal remplace le social, le consommateur festif remplace le citoyen. L’individu supplante à la fois les personnes et les masses, l’État de droit conteste le droit de l’État. L’être est rabattu sur l’avoir. Sous l’œil intéressé du capital, le sens de la vie se ramène à se distraire et à consommer : Homo œconomicus et festivus. La religion est perçue comme une opinion parmi d’autres, comme une option strictement individuelle, ce qui rend incompréhensible toute idéologie religieuse qui cherche à convertir, ce que le mot « religion » signifiait dans le passé. Mais je ne fais là qu’esquisser à grands traits une réalité qui demanderait à être examinée plus en détail. C’est une révolution silencieuse qui s’est accomplie sous nos yeux.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
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