Impair et manque

Cette fois les choses se sont gâtées pour moi. Dans un pays où règne le totalitarisme d'une pensée convenue par décret et relayée sans fin par une presse subventionnée, il est difficile de gagner sa vie en gardant une indépendance. J'eus donc un peu de mal à trouver un salaire. À quoi on objectera que ce n'est sûrement pas si vrai que ça puisque j'étais édité par une riche maison, certes honnie par les officiels de la pensée, et réputée de droite, mais qui m'avait arraché dix ans plus tôt à mon sort de jeune homme sans argent, pour faire de moi une « bonne vente ». En outre, nous vivions désormais sous le règne de Jacques Chirac, qui passait pour un héritier de la France d'avant, celle des baronnes et des kermesses de M. le curé. On pouvait espérer que l'intelligence française, malmenée par les tartufferies et les démissions successives, allait retrouver sa vigueur.

En vérité elle a perdu, en quatorze ans, celle qui lui restait. À la fin de cette période de démission systématique, de collaboration avec l'ennemi, de délire immigrationniste, de gaspillage budgétaire, de mondialisme culturel, Jean-Edern Hallier a été soustrait à la vie parisienne, à la vie tout court, avant qu'il n'aille écorner davantage l'image de Mitterrand après l'enterrement, et ne compromette, par ses révélations, les positions acquises. Chirac, otage de ses maîtres, c'est-à-dire ses banquiers, sa fille, ses réseaux de gauche, les a maintenues. Il a coiffé les oreilles de Mickey lors de l'inauguration de Disneyland et il est devenu le jouet de toutes les forces dites de progrès.

Pour le peu que j'ai eu affaire à son entourage, il s'est aussitôt méfié de ceux qui risquaient de le rappeler aux exigences de son camp historique. Il a préféré l'autre. Comment le sais-je ? Ai-je eu mes entrées à l'Hôtel de Ville, puis à l'Élysée, ai-je été accrédité ? Non, à part les soirées de ses filles place de l'Hôtel-de-Ville, où les gardes républicains voyaient passer la jeunesse dorée la plus insupportable de la terre déguisée en punk et où j'étais convié parce que je connaissais des aristocrates, il se trouve plutôt que mon éditeur Robert Laffont, sorte de Hugh Hefner aux tempes grises, victime d'un triple pontage, entretenait une amitié avec un échotier local monté à Paris qui écrivait dans Match et qui papotait sur tous les sujets, du Paris-Dakar au camembert pasteurisé, en regardant les gens par en dessous. L'échotier copinait avec le nouveau Président français sur le thème des gonzesses et du vin rouge. Parallèlement Robert Laffont, son copain, son grand frère, auprès de qui il jouait le rôle de rabatteur, littéraire bien entendu, publiait les écrivains du terroir qui décrivaient Margot en train de remonter le chemin de la fontaine (généralement entre Tulle et Limoges vers 1910). C'était la région d'origine du Président, et celle où notre échotier avait épousé une pharmacienne comme dans Balzac. C'était aussi l'époque où les lecteurs, ne sachant plus à quel saint littéraire se vouer, plébiscitaient les sagas provinciales. Laffont, après avoir joué la carte mondialiste et les blockbusters internationaux, se rabattait sur "la terre qui ne ment pas".

Sous prétexte que je vivais dans un village lointain, on a voulu que je fasse, moi aussi, remonter Margot de la fontaine avec son seau à la main et son châle sur les épaules, mais je me suis plutôt installé à Budapest pour écrire un pamphlet contre l'Europe nouvelle, celle de la chute du mur de Berlin. Robert Laffont, en personne, me l'a acheté sur plans avant mon départ, dans son bureau sous les toits place Saint-Sulpice, avec son air ironique et ses gestes lents de conquérant à qui la faiblesse de ses coronaires tient enfin lieu de sagesse.

Dans ce livre futur, lui ai-je dit, j'allais expliquer à un ami hongrois, dont j'avais loué l'appartement laissé vacant par le décès de sa grand-mère, que l'illusion de la liberté marchande à l'américaine allait décevoir tous ces gens qui sortaient du communisme. Ils ne tarderaient pas, face à la pâtée internationale obligatoire, à l'humanité interchangeable, à l'immigration délirante, à renouer avec le besoin d'une identité millénaire. En Hongrie ce besoin est plus aigu que partout ailleurs parce qu'il a été réaffirmé maintes fois dans l'Histoire. J'appelais de mes vœux un Parlement culturel continental en 1993, gardien de l'esprit de famille européen. Je disais à peu près : « Nous sentons que c'est devant l'islam qu'il faudra nous justifier, un jour, de ce que nous sommes. »

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