Témoignage : « Le même jour, dix de mes amies ont annoncé avoir subi un viol ou ressenti d’avoir été abusées par un homme »

violences femmes

À Sciences Po Bordeaux, plusieurs centaines d’étudiantes ont témoigné, sur les réseaux sociaux, d’avoir été agressées sexuellement, au moins une fois dans leur vie. Le nombre considérable de témoignages soulève d’importantes questions sur l’état actuel des relations entre les hommes et les femmes. Témoignage d’un étudiant de Bordeaux qui a découvert, par cette vague de témoignages, qu’une dizaine de ses amies étaient concernées.

Vous êtes étudiant à Sciences Po Bordeaux, pouvez-vous nous raconter ce qu’il s’est passé, ces dernières semaines ?

Nous avons un groupe Facebook de l’université, « Étudiant.e.s Sc Po Bordeaux », de 4.000 membres qui a vocation à partager les annonces pour événements internes ou des colocations, par exemple. Le 23 janvier, une étudiante, qui souhaite rester anonyme, a publié sur ce groupe un témoignage racontant qu’elle avait été violée, avant son cursus à Sciences Po. Ce premier message a été suivi de nombreuses autres publications sur ce groupe, témoignant d’expériences traumatiques : viols, incestes, violences sexuelles ou attouchements par des élèves de Sciences Po. Des témoignages provenant majoritairement de filles. Une réponse au premier témoignage qui voulait « encourager les femmes violées à témoigner, à lever le voile sur cette réalité si banale et si peu connue ». L’effet boule de neige a entraîné la publication d’au moins deux cents témoignages allant dans ce sens, en grande majorité de filles, mais aussi d’au moins un garçon.

Y avait-il, parmi ces témoignages, ceux de jeunes filles que vous connaissiez ?

Au tout début, non. C’était un choc d’apprendre tout ça, mais c’était assez abstrait. Jusqu’à ce qu’une semaine après, le même jour, dix de mes amies annoncent à leur tour avoir subi un viol ou ressenti d’avoir été abusées par un homme. Il y a eu ce passage de l’abstrait à la réalité concrète, qui m’est arrivé en pleine face et qui m’a forcé vraiment à me poser des questions sur l’état des relations homme-femme dans la société.

Cette vague altère-t-elle des relations avec les femmes ? Est-ce que cela vous inquiète ?

Cela ne m’inquiète pas dans la mesure où ce mouvement permet de mettre le doigt sur une réalité qui est que les relations homme-femme sont absolument catastrophiques. Je ne vois pas ce bouleversement comme un danger mais plutôt comme une possibilité d’améliorer ces relations, de tendre vers l’harmonie.

Cette vague de libération pousse-t-elle à l’harmonie ?

Il y a, en effet, un danger qui a été soulevé par une fille en commentaire d’un témoignage. Elle s’est opposée à cette utilisation des témoignages au service d’une extrapolation politique et idéologique, qui est l’idéologie féministe, qui intègre patriarcat, domination des hommes sur les femmes, les contraintes psychologiques induites par ce patriarcat, etc. Selon elle, le problème de ces témoignages, c’est qu’ils convainquent que l’homme, par déterminisme social, est poussé à avoir ce type de comportement. Cette fille en question regrettait qu’on stigmatise les hommes et que cela détruise des relations saines. Voici une partie de son commentaire : « Beaucoup d’hommes ont grandi avec la “culture du viol” mais les femmes n’ont pas le monopole du cœur et les hommes le monopole de la violence. Il y a des hommes qui souhaitent réellement respecter les femmes et remettent toute leur vie en question. Est-ce que je suis un violeur ? NON, tu ne l’es pas. » Quelques femmes, donc, regrettent que les témoignages, parfois, ne dépassent pas l’idéologie, alors qu’ils devraient servir de témoins, de garde-fous.

En quoi le mouvement aide-t-il, alors ?

Ces témoignages permettent de sortir du modèle qu’on a du « viol » dans l’imaginaire collectif ; celui dans une ruelle sombre par un inconnu. En fait, la plupart de ces témoignages interviennent dans des relations sentimentales, stables, et viennent juste d’un défaut de communication et d’une incapacité, de la part de la fille, à dire qu’elle ne voulait pas, ou bien, parfois, elle dit « non », mais finit par céder sous la pression psychologique. Avec le concept de zone grise, les pressions, hésitations, zones de flou, le type n’a même pas conscience d’être un violeur. Pour moi, cette parole est bénéfique. Tout se passe à l’aune du ressenti : si la fille a eu le ressenti d’avoir été violée et que cela l’a détruite, alors que l’homme lui-même ignorait faire un tel acte, cela nous fait nous poser les bonnes questions.

Avez-vous, aujourd’hui, peur d’être un violeur qui s’ignore ?

Oui, de fait, cela incite à se poser des questions, que je ne me serais probablement pas posées avant, c’est plutôt bien. La conséquence de cette vague, c’est qu’elle contractualise les relations sexuelles et l’américanise : il faut, à chaque étape, s’assurer de l’approbation de l’autre.

N’est-ce pas tue-l’amour ?

Il y a, en effet, un risque qu’on y perde le naturel, qu’on soit en contrôle permanent. Cela pourrait conduire à effacer la spontanéité, car elle pourrait contenir, en son sein, des choses criminelles.

Quelle est l’ambiance, à l’université ?

De manière générale, il y a eu peu de réactions qui allaient à l’encontre du mouvement. Même s’il n’a pas reçu l’approbation de toutes les filles, il permet une libération de la parole en général, guidée par cette idée : quoi qu’elle dise, qu’il y ait eu viol ou « simple » attouchement, elle a le droit de le dire et c’est pertinent, puisque son ressenti, c’est qu’elle a été agressée. Des garçons soutiennent aussi le mouvement, mais sont vite acculés : « On ne veut pas de votre soutien », peut-on lire dans quelques commentaires, sous-entendant, selon une perception tout à fait idéologique, qu’il est temps de laisser la parole aux femmes.

Vous sentez les tensions ?

Nous sommes en distanciel, donc c’est assez difficile à dire. Cela peut s’écharper sur les réseaux, mais le soir, si nous nous retrouvons en soirée, tout se passe normalement.

Comment ont réagi vos professeurs ?

Sciences Po leur a demandé de prendre le temps de faire le point avec nous. Entre la « détresse psychologique » revendiquée par les étudiants et cette vague, l’administration de Sciences Po est en train de prendre feu. Elle en vient même à céder à des étudiants l’annulation d’examens un samedi matin, rendus facultatifs.

Craignez-vous pour la crédibilité de l’université ?

Sciences Po Bordeaux a déjà un passif, sur ce sujet… En 2013, il y avait eu une affaire avec la création, au sein de la faculté, d’un groupe Facebook ouvertement machiste à l’humour graveleux. Il y avait eu une baisse conséquente des demandes d’intégration, les années suivantes. Depuis, l’université nous demande d’être prudent sur la réputation qu’on donne à l’école, car le diplôme en pâtit. Cette nouvelle affaire est un grand nouveau coup porté.

Cela dépasse-t-il Sciences Po Bordeaux ?

Oui, certains IEP ont pris la suite : Toulouse, Strasbourg. Et puis à Sciences Po Paris, la démission de Frédéric Mion mis en cause pour n’avoir pas dénoncé des actes d’Olivier Duhamel alors qu’il était au courant en 2018. Le mouvement est quand même très fort, s’il pousse cet homme, pourtant puissant, à la démission. Par ailleurs, je repense à Régis Debray selon lequel la formation d’une idée naît dans les facultés, passe dans les médias et arrive jusqu’à la population. C’est sensiblement ce qui est en train de se passer, si les médias s’en font le relais.

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