Le 10 mai 1981, je m’en souviens bien. À l’époque, je suis au lycée Corvisart, où je décroche un CAP d’arts graphiques ; ce qui fera de moi un éternel bac-2 : on a les titres de gloire universitaire qu’on peut. Mai 1968, c’était hier. Il y a les jeunes professeurs dont on sait qu’ils ont alors poussé leurs élèves à dénoncer les maîtres plus âgés, tenus pour réactionnaires et accessoirement plus talentueux.

Monsieur Pourtaud, par exemple, professeur de lettre dessinée, qui démarrait tôt la journée au caboulot du coin. Après six verres de blanc, sa main ne tremblait plus. Il est vrai qu’il avait conquis ses lettres de noblesse en maquillant de faux papiers durant la Seconde Guerre mondiale. Cela, nos profs chevelus ne le savaient pas, confondant CRS et SS, alors que les véritables SS, mon vénérable professeur les avait connus de près. La gauche avait déjà la manie de l’emphase et de la délation.

Autant dire que le soir du scrutin, c’est la fête au village. D’où ma présence place de la Bastille. Bien sûr, il y a liesse. La gauche est enfin au pouvoir. Le truc ne manque d’ailleurs pas de gueule et François Mitterrand fait autrement plus Président que Valéry Giscard d’Estaing. Lui ,au moins, ne jouera pas (mal) de l’accordéon, pas plus qu’au football (encore plus mal). Et puis, j’ai bien aimé l’affiche de la force tranquille où on le voit sur fond de cambrousse et de clocher, la croix en moins. « Ça fait un peu maréchaliste », me glisse mon grand-père Joseph, ancien d’Action française et qui, lui aussi, a déjà voté Mitterrand ; mais juste pour emmerder le Général.

Mes copains de gauche ne se sentent plus. Mes copains de droite sonnent le tocsin. Fort des enseignements du même grand-père, je tente de ramener tout ce joli petit monde à la raison. Aux premiers, je rappelle que Tonton n’est pas vraiment de gauche, vu son parcours vichyssois et sa Francisque. Dans la même veine et aux seconds, je signifie qu’il n’est pas non plus le bolchevique qu’ils croient et qu’il renverra bientôt les « cocos » dans les oubliettes de l’Histoire. Ce, avec un succès d’estime plus que modéré, me valant d’être à la fois traité de « gaucho » et de « facho ». L’avenir me donnera pourtant raison…

Quelques semaines plus tard, j’assiste à la naissance de deux paranoïas jumelles. À droite, tous sont persuadés que les chars de l’Armée rouge camperont tôt sur les Champs-Élysées et que Versailles sera, au passage, transformé en goulag. À gauche, la trouille règne également en maître. Là, c’est le syndrome Salvador Allende, président chilien renversé par le général Augusto Pinochet, six ans plus tôt. L’armée et la police vont forcément bouger… T’as qu’à croire !

Dans son coin, Jack Lang affirme que nous venons de « passer de l’ombre à la lumière ». La première obscurcit la vision des uns ; la seconde aveugle celle des autres. Car rien de tout cela ne se passera évidemment comme prévu. En 1983, c’est le fameux tournant de la rigueur et de l’orthodoxie budgétaire, soit la victoire de Jacques Delors contre Jean-Pierre Chevènement, la fin du socialisme à l’ancienne et le début de l’Europe nouvelle, soit la mort de la France industrielle et la naissance d’un Hexagone mondialisé voué aux secteurs du luxe et des services. Une nation de parfumeurs et de comptables, en quelque sorte.

Dès lors, la suite est écrite. Yves Montand, renégat stalinien, chante les louanges de Ronald Reagan lors de son émission « Vive la crise ! » Puis, c’est Harlem Désir et Bernard Tapie. C’est surtout un certain Jean-Marie Le Pen qui, dès 1982, commence à engranger des résultats électoraux non négligeables menant à la victoire de Dreux, un an plus tard.

Au final des courses ? La gauche de gouvernement est électoralement moribonde et la droite parlementaire ne se porte pas au mieux. Dans un an, l’enfant caché de Giscard devrait affronter l’héritière de Le Pen. Drôle de bilan, surtout vu quarante ans après les événements.

À cette aune jugée, Mitterrand n’était pas si mauvais. Et au moins avait-il l’âme française, au contraire de ses successeurs.

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10 mai 2021 à 17:08

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