Whitehead disait que « la philosophie occidentale n'est qu’une suite de notes de bas de page aux dialogues de Platon ». Mutatis mutandis, le commentaire de l'actualité, en ce moment, pourrait souvent s'apparenter à des notes sur des remarques très justes d'Éric Zemmour, même si elles ont l'art de déranger les certitudes et d'en agacer beaucoup.

S'exprimant sur les treize morts de l'opération Barkhane au Mali, l'éditorialiste a eu ce raccourci saisissant : « C'est la vieille France, celle de 14, qui est morte au Mali. On est loin du vivre ensemble, de la diversité. Beaucoup de noms aristocrates. C'est très émouvant. »

À l'heure du deuil et du chagrin qui frappent ces familles, on n'entrera pas dans des analyses sociologiques ou culturelles. Mais force est de reconnaître que ces treize jeunes militaires, comme tous leurs frères d'armes, ne se sont pas retrouvés là où ils étaient, à ces postes, dans ces régiments, dans cet engagement pour la France, par hasard. Il y a, évidemment, à l'arrière de tout cela, une éducation, des valeurs, des modèles, une culture, qui les a façonnés, portés, par lesquels et pour lesquels ils vivent, agissent et se battent. Des historiens nous diront peut-être un jour ces liens, les uns évidents, d'autres plus surprenants - car l'Histoire aussi écrit droit avec des lignes courbes -, qui rattachent ces soldats français de 2019 aux morts pour la France de 14. Et d'après.

Ces familles, elles, savent déjà tout cela. Mais il est bon, aussi, de nous le rappeler à nous, dans ces temps où la simple appartenance à la nation ne va plus de soi pour beaucoup de Français.

Le soir de cette tragique nuit malienne, nous étions allés voir le J'accuse de Polanski. Plongée dans ces années 1894-1910 où la France se déchirait violemment. Et le constat, depuis longtemps établi par les historiens, malgré les nuances, que l'unité de la France s'était cruellement réalisée dans les tranchées. Unité, aussi, entre les différentes classes d'une société hiérarchisée et inégalitaire, même si elles ne s'en rendaient pas compte. Innombrables sont les livres, les films, les lettres et les souvenirs de nos familles qui en éclairent tel ou tel aspect.

Avec la guerre de 14, le peuple a reçu une sorte d'onction qui l'a fait entrer sans qu'il le sache dans une forme d'aristocratie et de chevalerie dont nous sommes les héritiers. L'égalité et la fraternité de notre devise républicaine s'écrivent elles aussi souvent avec des lignes courbes. Et, parmi les rites terribles de cette promotion, il y en a deux qui traversent les époques, que je montre et raconte toujours à nos élèves, ces situations mythiques que toutes nos familles ont connues un jour ou l'autre, de près ou de loin. L'annonce de la tragique nouvelle, d'abord. Cette année, il y a quinze jours, avec mes 3e, j'ai montré la séquence des Gardiennes, le beau film de Xavier Beauvois sorti il y a deux ans, où le maire, en costume pour l'occasion, se présente à la ferme tenue par les femmes pour annoncer la nouvelle à la mère. Quand elle le voit, elle n'a qu'un mot : « C'est qui? » avant de s'évanouir. Dans le roman de Pérochon qui a servi de support à l'adaptation, c'est le père, aux champs, qui lit la terrible lettre. Avant de répercuter la nouvelle, « le coup », à la mère. Il faut relire ce roman.

Et puis il y a les récits de ma grand-mère, qui, comme beaucoup des orphelins de la Grande guerre (un million...) ne connut quasiment pas son père, tombé en 18, si ce n'est par le nom qu'elle apprit à lire les 11 novembre sur le monument aux morts de son village du fond du Lot-et-Garonne.

Les Gardiennes, oui, c'est plus qu'un bon titre, en ces jours douloureux.

Et oui, de 1914 à 2019, certaines choses demeurent.

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27 novembre 2019 à 17:50

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