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Achever le nihilisme c’est d’abord retrouver les limites et le sens d’icelles. C’est, en même temps, s’interroger sur l’éternel sens de l’existence : pourquoi n’est-on pas et, inversement, pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, interrogeait Leibniz. Le « rien » est donc l’objet des souffrances ineffables du nihiliste. Mais à quoi s’apparente ce nihil ? Est-ce du vide, du néant, de l’absence ? Et la philosophie n’enseigne-elle pas que « rien » est forcément présence de quelque chose ? Au sens heideggérien, ce « rien » serait un étant singulier dénué d’être. Mais quelle serait sa valeur, questionnerait alors Nietzsche ?

Le nihilisme est-il une métaphysique ou un matérialisme ? Pascal ou Althusser ? Peut-il accompagner une démarche spirituelle ou doit-il se résoudre à un pur scepticisme, sinon à un pessimisme à la Schopenhauer ? Se dépasser ou se morfondre ? Lutter pour (bien) vivre ou se résigner et attendre l’inéluctable terme de l’existence ? Agir ou s’ennuyer ? Bien que prostré dans une attitude de refus, le nihilisme oscille donc entre deux attitudes : renverser le monde et ses valeurs pour lui en substituer d’autres (Nietzsche) ou, au contraire, estimer qu’il n’y a rien à faire, si ce n’est subir sans rien espérer d’autre que la mort. Dans les deux cas, le nihiliste manifeste un refus de vivre (dans) le monde. Mais parce que l’on ne peut échapper au monde, autrement que par la mort, le nihiliste se condamne à être forcé d’y vivre, sauf à se suicider, c’est-à-dire à donner un sens ultime à sa vie (et non à sa mort qui, par définition, n’en a aucun car, quels que soient les accidents ou les contingences, la mort finit toujours pas s’imposer comme une nécessité fatale [elle interrompt nécessairement le cours de tout fatum en se confondant avec lui]).

On le voit, le nihilisme est frappé d’ambivalence, ce qui le rend littéralement insaisissable, peu prompt à se laisser appréhender par la raison pure. C’est pourtant cette sublime gageure que tente de relever l’ami Pierre Le Vigan dans un essai aussi percutant qu’exhaustif. « La grande ombre du nihilisme plane sur tous » reconnaît notre essayiste qui avoue implicitement qu’elle est à la fois la grande affaire des Européens depuis toujours et celle de nos temps modernes et postmodernes, c’est-à-dire hypermodernes. Selon Nietzsche, elle remonterait à Socrate dont la philosophie corrosive aurait peu ou prou anticipé les valeurs fausses et anti-vitales du christianisme – dont les épigones et succédanés encourageraient à la renonciation à vivre pleinement l’ardente vérité de la condition humaine en l’ensevelissant sous des tombereaux d’idéaux et de valeurs artificielles. Le nihilisme nietzschéen passe donc par un renversement des idoles (des idéaux) et un (éternel) retour au tragique (le réel). Nietzsche se réjouissant qu’avec la mort de Dieu, le travail de transvaluation (annihilation) dionysiaque des valeurs soit déjà commencé – en dépit, paradoxalement, du gouffre abyssal laissé par cette angoissante déréliction.

Chez Heidegger, penser l’être revient à penser le néant, ce rien « qui se dévoile dans l’angoisse ». A rebours de la métaphysique nietzschéenne de « l’étant », Heidegger en tient pour une ontologie radicale de l’être en congédiant le nihilisme comme oubli de l’être et de son néant constitutif : « l’essence du nihilisme réside dans le fait qu’on ne prend pas au sérieux la question concernant le néant » observe Heidegger. Or, ce voile d’ignorance jeté sur l’être (propre à l’idéologie libérale, aveugle aux essences mais de feu face aux existences sartriennes) constitue la plus sûre négation du réel arraisonné par les nouvelles valeurs de la technique et du progrès. Le nihilisme devient alors ce trop-plein où la matière se substitue au néant ; « c’est un nihilisme en tant qu’il nie tout être » constate Pierre Le Vigan. La technique se néantise et, partant, désessentialise l’être ravalé au rang ontique d’étant. C’est le triomphe de la « métaphysique de la subjectivité », attendu, souligne Le Vigan, que « la technique correspond (…) au moment de l’achèvement de la métaphysique ». Achever le nihilisme devient alors nécessairement une entreprise métaphysique. Tâche âpre et ardue…

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26 février 2019 à 14:51

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