Le Figaro en jeans
Le Figaro, qui reste à tant d'égards un lieu symptomatique de l'évolution de la France, traduit cette dérive. Le grand journal historique français, d'abord détenu par un méchant homme de droite entouré de penseurs, tourne casaque pendant les années Mitterrand pour conserver ses subventions et ses réseaux, sur la pression de ses actionnaires. L'une des plumes de la gauche, Franz-Olivier Giesbert, Franco-Américain et détenteur de parts d'un journal normand héritées de sa mère, vend son âme au camp d'en face puisque, selon lui, il n'y a plus qu'un seul camp : celui du libéralisme mondial qui est d'accord sur tout. Il décrète qu'il n'y a plus d'adversaires idéologiques, que c'est fini tout ça, et son exemple le prouve : pendant quarante ans, on le voit partout, il est de tous les plateaux, en littérature comme en politique. Le creuset de la pensée en France est situé entre les deux. Il finira par l'illustrer en réunissant, une fois par semaine, trois écrivains, deux journalistes et deux ministres et un chanteur, conviés à s'approuver les uns les autres en hochant la tête. Quel que soit le support (magazine, journaux, chaînes privées), on peut vraiment dire qu'au cours des années 90, l'affrontement idéologique cède la place au seul commerce, à l'actionnariat, lequel s'entend sur l'essentiel : vendre à tout le monde, se faire acheter pour mieux vendre, et donc n'épouser les idées de personne, sans quoi on ne peut plus vendre à ses adversaires.
Pour cette raison, Le Figaro, naguère porte-parole de ce qu'on appelait la Nouvelle Droite, se sépare peu à peu de ses collaborateurs qui prétendent avoir des opinions et se met à embaucher ceux qui n'en ont aucune, tout en affectant d'en garder une ou deux. Ce sont eux qui disent que « c'est fini tout ça », qui rédigent des publireportages et qui essaient de faire honte à ceux qui lisent encore Céline, Barrès, Mauriac et Péguy. Ou alors, s'ils le font eux-mêmes, c'est pour revisiter.
Le couronnement de l'ère Giesbert interviendra au milieu des années 90 et personne n'en a commenté, en France, le symptôme principal. L'actionnariat majoritaire du journal a été détenu, en 1999, à 40 % par le Carlyle Group, fonds d'investissement américain lié à la Défense, ce qui permet à l'époque d'informer l'opinion française sur les merveilles que réalise l'Amérique en Irak et la nécessité de se rapprocher de l'OTAN.
Pendant dix ans, soit jusqu'au débarquement des Américains en Irak, la presse française se transforme en tiroir-caisse et en pom-pom girl. Elle est là pour toucher des subventions, percevoir des recettes publicitaires et faire semblant de se disputer sur les plateaux de télévision alors qu'elle s'entend sur l'essentiel. Et l'essentiel est de devenir le cheval de Troie du libéralisme économique, celui qui adore tantôt Reagan et tantôt Clinton, celui qui veut votre bien, qui téléphone à Bruxelles pour savoir ce qu'il faut penser et qui se dit de gauche parce que, pour faire du commerce, c'est plus commode.
Qu'il me soit permis d'adopter la technique du clip vidéo pour illustrer, en accéléré, ce glissement général vers la sujétion économique, l'insouciance budgétaire, l'esthétique mondialiste obligatoire, l'insignifiance commerciale. Cette accélération justifie un morphing rapide. Tout s'est enchaîné sans bouleversement, sans coups d'éclat, nous sommes passés d'un système à un autre en douceur. On y voit, par exemple, un journal comme Libération titrer "Des vélos pas d'autos" en 1978 puis, dix ans après, proposer à ses lecteurs un spécial Salon de l'auto, avec le même graphisme épais en première page. On y voit aussi tout un système marchand niveler les anciennes élites en les obligeant à passer sous les fourches caudines du sujet-magazine. J'en veux pour exemple cette double page dans une feuille pour dames nommée Jardin des modes, qui réunissait une douzaine d'auteurs masculins du moment réputés de droite conviés dans un studio près de Montmartre, pour vanter les mérites du nœud papillon et des chemises à rayures. Il y avait là de tous les âges et des auteurs réputés bourgeois - Félicien Marceau, Jean Dutourd, Jean-Marie Rouart, Jacques Laurent, Gonzague Saint Bris, Renaud Camus et moi-même mélangés - trempés dans un bouillon d'insignifiance, délavés sous l'objectif d'un photographe qui glapissait : « Oui, c'est bon, ça, coco » sur fond noir entre trois déflecteurs. Dans les loges, le regard de Félicien Marceau torse nu (les couturiers n'avaient même pas prévu de nous faire cadeau des chemises et des cravates) m'a fait comprendre que les temps devenaient difficiles pour la pensée française.
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