« On se demande seulement jusqu’à quel point l’Intelligence d’un pays est capable de discerner, par elle-même, en quoi consistent son métier et ses devoirs. On peut déclamer contre la Presse sans Patrie. Mais c’est à la Patrie de se faire une Presse, nullement à la Presse, simple entreprise industrielle, de se vouer au service de la Patrie. »

Ces phrases furent écrites en 1905 par un certain Charles Maurras dans un court essai qui n’a rien perdu (tout au contraire) de son actualité, L’Avenir de l’intelligence. Il y a quelques années, dans ces colonnes, nous nous perdions en considérations circonspectes sur la nouvelle aventure médiatique de l’hebdomadaire Causeur, fondé et dirigé par la tempétueuse (et non moins talentueuse) Élisabeth Lévy, non point pour en prophétiser la fin rapide, mais bien plutôt pour en stigmatiser la dépendance à l’argent.

Ce jeudi, la chroniqueuse et journaliste Natacha Polony s’assiéra dans le fauteuil de directrice de la rédaction de l'hebdomadaire Marianne. Le moins que l’on puisse dire est que notre Rouletabille en jupon n’a pas froid aux yeux et ne manque pas d’un certain courage pour oser affronter la délicate situation financière d’un journal qui connaît, depuis un an, les affres difficultueuses d’un redressement judiciaire destiné à éponger une dette de trois millions d’euros !

En avril 2018, 91 % du capital du journal ont été cédés au milliardaire tchèque Daniel Křetínský, copropriétaire du club de football Sparta de Prague, accessoirement le cinquième homme le plus riche de son pays, selon Forbes, mais surtout magnat de l’énergie qui, après d’intenses négociations auprès du groupe Lagardère, a pu lui racheter certains titres de presse (Elle et Télé 7 Jours) dont celui-ci souhaitait se débarrasser. L’argent va à l’argent, dans la presse comme ailleurs.

C’est ainsi que Polony revient à ses premières amours journalistiques puisqu’elle y commença sa carrière en 2002 (jusqu’en 2009) tout en montrant, avec une certaine constance, que la fidélité n’est pas la moindre de ses qualités, puisqu’elle avait déjà tenté de reprendre le titre avec l’ancien ministre de Hollande, Arnaud Montebourg, qui "souhaitait faire de Marianne une rampe de lancement antilibérale et avait même imaginé associer Polony à Aude Lancelin" (Libération, 3 septembre).

Si l’hebdomadaire se réclamait, dès l’origine, d’un « centrisme révolutionnaire » qui se voulait assez pluraliste et se défendait de tout dogmatisme, force est de constater que, les années passant, la ligne éditoriale s’est durcie sur sa gauche, notamment sous l’impulsion de Maurice Szafran, au point de sombrer dans le politiquement correct le plus aseptisé qui soit sous la direction de Renaud Dély (d’opinion).

Républicaine de stricte obédience, souverainiste à la sauce Chevènement, Polony est attendue comme le pendant à gauche d’Élisabeth Lévy, attendu que les deux femmes (chacune dans des styles très différents) ne manquent jamais une occasion de défendre la liberté d’expression (Polony est, d’ailleurs, à la tête d’une organisation ad hoc, le Comité Orwell).

Néanmoins, la question reste posée du degré d’indépendance (intellectuelle et financière) d’un journal qui, à la différence de Causeur, qui partait ex nihilo avec une équipe neuve (et idéologiquement proche de l’auteur des Maîtres censeurs), demeure amarré à l’ancienne équipe rédactionnelle dont certains ont déjà fait savoir qu’ils quitteraient le journal – après que le directeur de la publication et ex-propriétaire de l'hebdomadaire, Yves de Chaisemartin, a lui-même annoncé son intention de démissionner.

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04 septembre 2018 à 17:49

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