[Entretien] « Les importations massives d’Ukraine ont déstabilisé des filières agricoles »

Illu Sylvie Brunel

Sylvie Brunel est agrégée de géographie, docteur en économie, maître en droit public. Cette spécialiste des questions de développement et de famine a présidé l’ONG Action contre la faim et publié bon nombre d'ouvrages sur les enjeux agricoles et alimentaires (elle vient d’être promue officier du Mérite agricole). Son dernier livre Sa Majesté le maïs : la plante que nous adorons détester mais qui sauve pourtant le monde (Éditions du Rocher) est un plaidoyer en faveur de cette céréale cible des écoterroristes et qui régresse en France. À l’heure de la révolte de la paysannerie française, Sylvie Brunel revient sur les productions nationales et les distorsions de concurrence avec d'autres pays du monde, notamment l'Ukraine.

Sabine de Villeroché. Pourquoi accorder autant d’importance au maïs ? À qui profite la régression de sa culture en France ?

Sylvie Brunel. Le maïs est la première plante échangée au monde avec le blé. On en produit 1.200 millions de tonnes (MT), autant que le blé et le riz réunis, dans plus de 150 pays. La guerre alimentaire et agricole aujourd’hui est la guerre du maïs, dont l’Europe est, avec la Chine, la première importatrice mondiale. La France reste la première exportatrice mondiale de semences de maïs, véritable nerf de la guerre alimentaire, dont la moitié est à destination de l’Europe. Mais les surfaces (84.000 hectares en France) régressent tandis que celles de la Russie progressent (48.000 hectares). Nous achetons des maïs que nous ne voulons pas voir cultivés chez nous : génétiquement modifiés, issus d’exploitations gigantesques, traités avec des molécules interdites en Europe.

Voir diminuer la culture du maïs en France est d’autant plus stupide que cette céréale, loin de consommer « trop » d’eau, optimise l’eau qu’on veut bien lui donner (un quart, seulement, du maïs cultivé en France est irrigué, principalement les semences, le maïs doux et le maïs pop-corn). Elle fournit des rendements record sans épuiser les sols, pousse en cinq mois seulement, ce qui permet une vraie biodiversité intra-annuelle sur la parcelle, donc la fourniture de beaucoup de biomasse, est très peu traitée, abrite une grande biodiversité, entretient l’humidité, capte une quantité record de carbone, ce qui la rend essentielle aux plans climat, et sert de pilier à la chimie verte, celle du biosourcé, comme aux agrocarburants et, bien sûr, aux 1.500 usages que sa teneur en amidon autorise : le maïs permet de remplacer les énergies fossiles par une énergie propre, verte, renouvelable. Sans reproches, contrairement à nos préjugés, qui se fondent sur un véritable racisme botanique (elle a toujours été perçue comme étrangère, illégitime), elle est aussi sans gluten, ce qui la rend d’autant plus précieuse. Ce n’est pas un hasard si les civilisations précolombiennes l’avaient déifiée et si elle progresse partout dans le monde. Les guerres alimentaires d’aujourd’hui sont des guerres du maïs ! J’ajoute que, pour les éleveurs, elle apporte une grande sécurité par ses rendements, ses qualités pour une gastronomie d’exception, des laitages au foie gras, en passant par les volailles AOP, le porc noir de Bigorre, etc.

S. d. V. Depuis le début de la crise agricole française et européenne, l’Ukraine est pointée du doigt comme responsable de la perte de compétitivité de l'agriculture française. Qu’a changé le conflit et pourquoi tant de répercussions sur notre modèle agricole français ?

S. B. Pour soutenir l’effort de guerre ukrainien, nous avons laissé entrer en franchise de douane et sans taxes des denrées telles que le sucre, le poulet, les œufs, les céréales... produites par des oligopoles qui ne sont pas assujettis aux conditions sociales et environnementales françaises. Ces importations massives ont déstabilisé des filières stratégiques qui mettaient tout en œuvre pour respecter nos exigences environnementales : volailles élevées en plein air, économie circulaire de la betterave, dont tout est valorisé avec l’utilisation la plus respectueuse de l’eau et des intrants, et bien sûr des milliers de tonnes de céréales qui se déversent dans toute l’Europe au mépris des producteurs nationaux !

S. d. V. Qu’est-ce que le modèle agricole ukrainien ? À qui appartiennent les surfaces agricoles ?

S. B. Il s’agit d’une agriculture née sur les décombres de la décollectivisation, avec des exploitations de plusieurs milliers d’hectares, gérées par des consortiums étrangers (y compris français), sur d’excellents sols noirs. Et la main-d’œuvre ne coûte rien, en Ukraine ! Quand nous consommons aujourd’hui un poulet au restaurant ou dans une cantine, il y a fort à parier qu’il a été élevé en cage au Brésil ou en Ukraine, gorgé d’antibiotiques, et que personne ne s’est préoccupé de son bien-être ! Voilà les aberrations de l’agriculture européenne aujourd’hui : on demande aux producteurs français d’être parfaits… et on achète au moins-disant social et environnemental.

S. d. V. Quelles seraient les conséquences, pour nos agriculteurs, de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne ?

S. B. Déstabiliser un peu plus un marché agricole déjà très éprouvé par les différentiels de revenus et d’exigences environnementales entre les différents pays. Créer une concurrence intra-européenne dramatique pour l’agriculture française, agriculture toujours familiale, diversifiée, verte et propre, en associant qualité et quantité. Les agriculteurs français ont besoin de pouvoir travailler sereinement, pas de se sentir pressurés sur les prix, les normes, les contrôles, l’attitude de la société qui croit bon de les critiquer sans cesse sur les traitements, l’irrigation, les modèles agricoles, et de les renvoyer au passé tout en se nourrissant de plus en plus de produits venus d’ailleurs… où l’agriculture n’est pas aussi vertueuse !

Sabine de Villeroché
Sabine de Villeroché
Journaliste à BV, ancienne avocate au barreau de Paris

Vos commentaires

24 commentaires

  1. L’Europe en soutenant l’effort de guerre Ukrainien est en train de se ruiner. Les dirigeants n’ayant pas permis d’éviter ce conflit, notamment Angela Merkel et François Hollande sont coupables à double titre en ayant fait croire à la Fédération de Russie qu’ils étaient les garants du respect des accords de Minsk. Ils devraient être traduits devant l’ONU pour duperie. En attendant, nous ne devons plus accorder notre confiance à tout politique du même bord.

    • Oui, ce n’est pas si souvent que nous entendons des gens qui ont de bonnes idées et qui ne sont, malheureusement, pas mises à profit. Notre bonté et notre effacement nous perdront.

  2. Il faut arrêter d’assimiler les « pesticides » à des produits qui tuent la population. Cette dernière ne s’est jamais aussi bien portée que depuis que l’on en utilise. Se réjouir de la réduction de 50% des pesticides est une débilité profonde. Il suffit de remplacer un produit quasi inoffensif utilisé à 2 kg/ha par un produit soit disant équivalent s’utilisant à 200 g/ha. C’est ce qu’avait initié Martine AUBRY en taxant les pesticides au kg. Moralité: les technos sont satisfaits mais les agriculteurs le sont moinsss. La plupart des produits de substitution sont moins actifs et engendrent des souches résistantes rapidement. Mais il n’y à pas que les technos qui sont contents. Les industriels le sont aussi car à la place des usines cathédrales qui servaient à produire des pesticides pondéreux peu toxiques et tombés dans le domaine publique il est très intéressant quand on possède un site Seveso d’y installer 10 cocottes-minute fabricant des produits brevetés très rentables. A ce jeu de méconnaissance ce sont les agriculteurs qui finissent pas crever.

  3. « Créer une concurrence intra-européenne dramatique pour l’agriculture française, agriculture toujours familiale, diversifiée, verte et propre, en associant qualité et quantité » Ok, mais il ne faut pas abuser non plus sur la qualité de notre agriculture. Quid de la pollution des sols et de nos cours d’eau ? Pas d’exploitations industrielles et toujours plus énormes, en France ? De rachats de terres par de grands groupes de l’industrie agro-alimentaire ? Les pesticides et tous ces intrants chimiques, les farines animales, c’est bien ? Bref…

  4. Il faut stopper les importations de l’Ukraine et refouler leurs produits. Le maïs est à bannir en France, il est plus logique de planter des légumes afin de consommer français et non espagnol ou autres. La mono culture est une totale aberration et les traitements chimiques qui vont avec , aussi.

  5. Merci à BV de nous faire partager les propos si éclairants de Mme BRUNEL .
    Mme BRUNEL, les Suisses ont adopté une subvention au prix du lait produit en montagne pour aider ces agriculteurs qui ont un rôle important dans l’entretien des paysages de montagne.
    Ne pourrait on pas envisager des aides à beaucoup de nos agriculteurs qui travaillent à l’entretien et à la beauté de nos paysages

  6. « Voir diminuer la culture du maïs en France est d’autant plus stupide que cette céréale, loin de consommer « trop » d’eau, optimise l’eau qu’on veut bien lui donner « . Ce serait sympa de venir l’expliquer à nos agriculteurs, car les maïs sont arrosés à longueur de journée et de nuit (parfois avec des arrosages par petit jets d’eau à seulement 80 cm au dessus de la terre, donc bien plus bas que la taille de la plante, pour que cela ne se voit pas si on ne s’arrête pas pour le constater!). Et ce n’est pas du maïs doux ni du maïs à pop corn!. Cela ne s’arrête que lorsque les nappes phréatiques sont vidées (et donc là, couinements continuels!) sauf ceux qui piquent dans les rivières avec des pompes, car là, c’est moins cher! Pendant ce temps là, on critique les  » jardiniers du dimanche » qui arrosent leurs 6 plants de salade!

  7. La base Anti bon sens ,c’est d’acheter des produits venant du monde entier ,qui sont élaborés avec des méthodes que nous interdisons chez nous !! Il faut avoir fait l’ENA pour tolérer des principes pareils !!!

  8. Rappelons que 40% des terres agricoles ukrainiennes appartiennent à des fonds américains. Et vos impôts ont donné à ce jour 10 milliards pour soutenir ces gens là.

  9. Experte en son domaine … et une femme généreuse, présidente d’Action contre la faim, honnête, se rappeler pourquoi elle en est partie !

  10. Encore une fois on importe des marchandises cultivées avec des produits interdit chez nous , voilà le vrai scandale . Parce qu’au final nous paierons pour les maladies dû à ces produits nocifs pour la santé , à moins que ce ne soit l’Ukraine qui prennent en charge nos frais de santé …. Et personne pour crier au scandale sur les salaires versés là bas et les importations sans taxes et en franchise de douane alors que nous croulons sous les taxes et la paperasse .

  11. Je suggère au ministre de l’agriculture de remplacer madame Pannier Runacher par madame Brunel.
    En ce qui concerne les compétences de chacune, il n’y a pas photo.

    • Il n’y a pas photo dans la franchise de leurs sourires …pas plus qu’entre un discours technocrasseux et un cours pédagogique où S Brunel montre sa maitrise de la biologie , de la chimie organique, de l’écologie , de l’agronomie , de la santé et de la macro-économie , le tout dans un langage accessible à tous !

  12. Ajoutons que le mélange maïs et cabillaud (ou morue) est un des plus nutritivement complets qui se puisse. Un remède contre la famine.

  13. Notre armée est saignée à blanc. Des filières agricoles sont saignées à blanc. Merci l’Ukraine qui n’est pas sans responsabilités dans son conflit avec le Russie. Violation des accords de Minsk, etc…..

  14. Laisserons-nous Emmanuel Macron faire joujou à la guerre et envoyer nos enfants ou nos petits-enfants mourir en Ukraine pour Jo Biden ou les Zélinsky de cette république bananière à la place des boys de l’US Army ?

    • Normal! Les US mettent le feu puis disparaissent. Puis reviennent en sauveurs pour l’éteindre. Comme d’habitude!

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