L'Arménie et le Haut-Karabagh ont été contraints, après plusieurs semaines d'affrontement, à signer un cessez-le-feu avec l'Azerbaïdjan. Boulevard Voltaire a rencontré Diana Mkrtchyan et Denis Lescaillez, responsables de l'association arménienne Arevik, pour mieux comprendre l'enjeu d'un conflit dans lequel la France est restée « au milieu du gué ».

Peut-on dire, aujourd'hui, que l'Arménie a perdu la guerre ?

C’est le moins que l’on puisse dire. Oui, l’Arménie a incontestablement perdu la guerre. La capitulation est intervenue au lendemain de la prise de la ville forteresse de Chouchi par les forces turco-azéries après plusieurs jours de combats acharnés. Après la chute de cette place forte, la prise de la capitale du Haut-Karabagh, Stepanakert, était inéluctable. C’est la raison pour laquelle le Premier ministre d’Arménie a décidé de capituler.

Toutefois, si la défaite de l’Arménie est évidente, l’Azerbaïdjan et la Turquie ne peuvent se prévaloir que d’une demi-victoire. En effet, la majorité du territoire historiquement arménien reste en dehors de leur contrôle et, surtout, la présence de milliers de militaires russes répartis entre le Haut-Karabagh et l’Arménie est une donnée stratégique tout à fait nouvelle qui replace la Russie au centre du règlement du conflit.

Concrètement, quelles sont les pertes territoriales ?

Aux termes de l’accord de cessez-le-feu, le Haut-Karabagh doit céder le tiers de son territoire proprement dit, désormais occupé par l’armée azerbaïdjanaise, comprenant les villes de Hardrut et de Chouchi. Ces terres historiquement arméniennes ont été évacuées par les civils arméniens.

L’armée du Haut-Karabagh doit également céder tous les territoires qui avaient appartenu à l’Azerbaïdjan avant la première guerre (1991-1994). Depuis 1994, ces territoires servaient de zone tampon. Sur ce point, il est important de souligner que les Arméniens n’ont jamais contesté le fait que ces territoires, situés à l’est, au sud et à l’ouest de l’enclave du Haut-Karabagh, pourraient revenir à l’Azerbaïdjan dans le cadre d’un accord de paix global. C’est la raison pour laquelle les Arméniens n’ont pas repeuplé ces territoires, leur seul but étant d’obtenir une reconnaissance de la part de l’Azerbaïdjan du statut du Haut-Karabagh, seul moyen pour garantir à long terme la sécurité des Arméniens qui vivent dans cette région depuis des siècles.

En effet, le Haut-Karabagh est le berceau de la civilisation arménienne, faisant partie du royaume d'Arménie au IVe siècle avant J.-C. On y trouve le site de la ville antique de Tigranakert, fondée au Ier siècle avant notre ère en l’honneur du roi d’Arménie Tigrane Ier.

Au IVe siècle après J.-C., le Haut-Karabagh a vu le christianisme s’épanouir et, un siècle plus tard, était ouverte la première école arménienne au sein du monastère d’Amaras, où enseigna le créateur de l’alphabet arménien Mesrop Mashtoc. Ce monastère existe toujours, mais se trouve aujourd’hui dans une zone conquise par les forces azéries. Suite à l’accord de cessez-le-feu, l’enclave du Haut-Karabagh se retrouve désormais coupée de l’Arménie.

Afin de maintenir une voie de communication entre le Haut-Karabagh et l’Arménie, l’accord de cessez-le-feu prévoit qu’une route de montagne reliant Stepanakert à l’Arménie sera laissée libre de passage sous le contrôle des forces russes. Toutefois, en contrepartie, l’Arménie a dû faire une concession majeure, lourde de conséquences à long terme : autoriser l’Azerbaïdjan à utiliser une voie de communication avec le Nakhitchevan (enclave azerbaidjanaise autrefois peuplée d’Arméniens située à l’ouest de l’Arménie) en passant sur le territoire de la République d’Arménie, sous le contrôle des forces russes.

Le grand rêve des dirigeants turcs commence ainsi à prendre forme : créer une continuité territoriale entre Istanbul et la Caspienne en enfonçant un coin entre l’Arménie et l’Iran.

Que va devenir la République d'Artshak ? Une province azérie ?

La question du statut du Haut-Karabagh n’a pas été tranchée par l’accord de cessez-le-feu et doit faire l’objet de discussions sous l’égide de la Russie. La République d’Artsakh est amputée d’une partie de son territoire mais la capitale n’est pas occupée. La question de sa reconnaissance internationale est plus que jamais cruciale, car après la perte de son glacis de défense, le territoire restant n’est plus défendable sur le plan militaire.

La France et les États-Unis, en tant que membres du groupe de Minsk, restent théoriquement concernés par le règlement du conflit. Mais la Russie, garante du cessez-le-feu sur le terrain, a en réalité la haute main sur les négociations.

Comment expliquer la frilosité de l'Occident devant cette guerre ?

L’Azerbaïdjan et la Turquie ont bénéficié de la neutralité bienveillante des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Pour des raisons stratégiques, les États-Unis ne peuvent pas se permettre de perdre leurs bases militaires en Turquie. L’Azerbaïdjan présente également l’intérêt d’avoir une longue frontière avec l’Iran. Sur le plan économique, la Turquie est un marché de plus de 80 millions de consommateurs et l’Azerbaïdjan est une dictature peuplée de dix millions d’habitants et regorge de pétrodollars. L’Arménie ne fait pas le poids avec ses trois millions d’habitants.

La France est restée au milieu du gué en condamnant l’agression turco-azérie dès le début de l’offensive sans, toutefois, prendre de mesures concrètes à l’égard de la Turquie, probablement du fait de l’opposition tacite de l’Allemagne.

L'Azerbaïdjan s'est engagé à respecter les lieux de culte et les monuments historiques chrétiens du Haut-Karabagh. Une position crédible ?

Non. La guerre sur le terrain s’est temporairement arrêtée, mais pas la haine. La preuve : l’Azerbaïdjan a d’ores et déjà commencé à appliquer au Haut-Karabagh la politique d’éradication de la présence culturelle arménienne mise en œuvre dans la province du Nakhitchevan : les photographies et vidéos de soldats azéris diffusées ces derniers jours en témoignent. Sur la photo, ci-dessous, à gauche, vous voyez l’église Saint-Jean-Baptiste, à Chouchi, datant du XIXe siècle. À droite, vous voyez un soldat azéri posant devant cette église, et à droite en bas, la même église « décapitée » quelques heures plus tard. La décapitation des soldats arméniens pratiquée devant la caméra par des soldats azéris pendant cette guerre est « logiquement » suivie par la décapitation des églises chrétiennes arméniennes.

Il ne faut pas penser que cette destruction est due à l’action isolée d’individus fanatisés. Il s’agit de destructions encouragées par l’État, à l’instar de ce qui a été fait au Nakhitchevan : aujourd’hui, il n’existe plus aucune église arménienne au Nakhitchevan, province encore peuplée de 50 % d’Arméniens au début du XXe siècle. Les derniers vestiges arméniens ont été détruits au bulldozer et à la masse par les soldats azéris en 1998, lors de la destruction méthodique du cimetière de Djoulfa, qui comportait des centaines de pierres tombales sculptées datant du XVIIe siècle. Cet acte de vandalisme d’État a, d’ailleurs, été filmé depuis la rive iranienne du fleuve Araxe.

Pour le patrimoine arménien en Azerbaïdjan, il existe deux risques : l’annihilation physique et la suppression des marqueurs identitaires arméniens par la création d’un récit national fictif dans lequel les monuments arméniens appartiendront aux « prédécesseurs chrétiens » des Azéris musulmans, dénommés « Albanais » par les autorités azerbaïdjanaises. Cette politique d’effacement absolu de l’histoire arménienne est, d’ailleurs, également pratiquée en Turquie. Ainsi, si vous visitez l’est de la Turquie avec un guide local, celui-ci vous fera visiter de magnifiques ruines d’églises « des anciens Turcs » là où se tenaient, avant le génocide de 1915, les joyaux du patrimoine arménien.

Entretien réalisé par Sabine de Villeroché et Marc Eynaud

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25 novembre 2020 à 18:38

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