Le philosophe Alain de Benoist analyse, pour Boulevard Voltaire, le mouvement des gilets jaunes.

« Les dirigeants de la classe politique qui nous gouverne ont eu peur. Et ils ont eu peur physiquement. Et ça, je crois qu'ils ne le pardonneront jamais. »


Après l’acte XX des gilets jaunes, la plupart des observateurs ont noté une forte baisse.
Quel est votre sentiment ?

Cela fait plusieurs semaines que le dimanche on nous annonce que la participation des gilets jaunes du samedi a été en forte baisse. Depuis le temps qu’elle l’est, elle aurait déjà dû disparaître.
Je crois que tout cela est de la propagande. Il est évident que les gilets jaunes ne vont pas manifester tous les samedis pendant 1/4 de siècle. À un moment donné, cette mobilisation va forcément s’arrêter.
Ce n’est pas comme cela qu’il faut voir les choses. Cela fait quand même quatre mois que des gens qui n’étaient pas, pour la plupart, des personnes engagées dans la vie politique et dont les moyens d’existence ne sont pas extraordinaires, manifestent samedi après samedi. Nous avons atteint un sommet extraordinaire. Il est clair que les chiffres donnés par la préfecture de police sont des chiffres révisés à la baisse, comme cela a toujours été le cas. On peut les multiplier par deux ou par trois. Mais la question n’est pas là. Depuis 4 mois des manifestations ont lieu malgré le froid, le gèle et la trêve des confiseurs et aujourd’hui, elles sont toujours là.
D’autre part, on constate que même si le soutien dans l’opinion est un peu retombé, on est encore au-dessus de 50 % d’opinion favorable. C’est tout à fait extraordinaire.
Il y a là quelque chose qui est vraiment remarquable et qui montre que ce mouvement n’a rien de comparable avec tout ce que nous avons pu connaître. Ce n’est bien sûr pas la répétition de février 34, pas la répétition de mai 68 et pas la répétition des grèves.
Ceux qui essaient de se rassurer en disant ‘’c’est un mouvement social, ce sont des gens qui ne sont pas contents et qui veulent qu’on augmente leur pouvoir d’achat’’ passent complètement à côté du problème.
En effet, on est dans un phénomène tout à fait nouveau qui, d’une part, permet à une catégorie de la population qu’on avait rendue invisible et qui n’est pas une catégorie minoritaire de reprendre de la visibilité et qu’on reconnaisse sa dignité. Il y a dans cette affaire une dimension véritablement existentielle.
D’autre part, ce mouvement inédit nous renvoie aux transformations plus générales du paysage politique en France et en Europe.

En 2017, vous aviez sorti un essai qui annonçait la fin du clivage gauche droite au profit de la montée du populisme.
Est-ce bien ce que vous observez avec ce mouvement des gilets jaunes ?

Oui effectivement. On a raconté énormément de choses sur ce terme du populisme. J’ai fait un livre entier là dessus et je ne vais pas chercher à le résumer. Je dirais donc simplement que le populisme des gilets jaunes n’est pas le populisme de ce qu’on appelle les partis ou les mouvements pour reprendre une expression qui avait été lancée par le politologue, Vincent Coussedière ‘’ c’est le populisme du peuple’’.
C’est vraiment une manière spontanée pour le peuple, pour les classes populaires et pour les classes moyennes en voie de déclassement, de prendre la parole. C’est quelque chose qui nous interpelle. L’une des caractéristiques de ce mouvement des gilets jaunes est précisément, son caractère spontané et auto organisé qui fait à la fois sa faiblesse et sa force.
Je dirais sa faiblesse parce qu’il n’est pas bien organisé, il manque de maturité politique et n’a pas de dirigeants qui fassent l’unanimité. Mais en même temps, c’est sa force parce qu’il échappe à la localisation, il est insaisissable, pour le pouvoir en place. Il est un peu « le sparadrap du capitaine Haddock ». On croit qu’il est parti, mais il réapparaît. On ne sait pas très bien combien de temps cela va durer. On dit que ce mouvement s’essouffle, mais c’est plutôt pour se rassurer. Rappelons-nous qu’en décembre nous avons eu très peur lorsqu’il a atteint son sommet.
Des moyens extraordinaires ont été mis en œuvre. En effet, un hélicoptère tournait au-dessus de l’Élysée en attendant peut-être de devoir exfiltrer Emmanuel Macron. C’est quelque chose qu’on n'a jamais vu. Les dirigeants de la classe politique ont eu peur physiquement. Je crois qu’ils ne le pardonneront jamais. C’est pour cela que, quelle que soit la conclusion du fameux grand débat national organisé par Macron entre séminaire d’entreprise et campagne électorale, au-delà des concessions que l’on fera sur tel ou tel point, ce débat va rien résoudre. C’est un problème sociologique de fond.
Il y a une évolution générale de la situation qui fait que toute une catégorie d’individus, de familles et de gens, en raison de l’évolution de la vie politique et de la structure même du travail, se retrouve victime d’une triple exclusion politique, sociale et culturelle. Ils deviennent ce que Claude Lefort appelait « des hommes en trop ». Ce sont des gens dont on ne sait que faire et qui vous gênent parce que l'on voudrait gouverner sans le peuple.


Le gouvernement va-t-il développer un syndrome post-traumatique, post gilets jaunes ?

Je crois qu’il y aura une période post gilets jaunes et une période avant gilets jaunes. On n’en aura pas fini. C’est là et c’est d’autant plus là que les mêmes causes reproduisent les mêmes effets. À la première occasion de grandes déflagrations qui peuvent être, soit une crise financière soit une crise politique, le mouvement va repartir de plus belle.
À mon avis, avec encore plus d’ampleur à certains égards, on pourrait dire que ce mouvement des gilets jaunes de 2018/2019 est une sorte de répétition générale.

Ce populisme du peuple devrait-il se traduire par un populisme politique pour porter ces revendications ?

Je n’en suis pas sûr. C’est au peuple lui-même d’en décider. Lorsque Macron veut faire un grand débat national, il n’écoute que ses électeurs. Le grand débat a déjà eu lieu autour des ronds-points.
Autour de ces derniers s'est créé une conscience politique et sociale et une sociabilité. J’ai dit à plusieurs reprises à quel point j’avais été frappé de voir les gens se retrouver autour des ronds-points. Avant ces mobilisations, ils n’habitaient pas très loin les uns des autres, mais ils ne se connaissaient pas. Ils se sont retrouvés. Ils ont découvert qu’ils partageaient le même sort, la même misère, la même colère et la même amertume. Ils ont donc décidé de se connaître et se revoir.
Le samedi on est autour du rond-point et le lundi on va dîner ensemble à tel endroit.
Ce lien social avait été complètement atomisé par la modernité libérale. Il est en train de réapparaître sous une forme organique.
Nous sommes habitués à ce que les mouvements de ce genre se traduisent par un mouvement politique et pourquoi pas un parti politique.
Va-t-on faire un parti politique de plus ?
Tous les partis politiques de type traditionnel sont en train, à l’échelle de l’Europe, d’être balayés par la poussée de ces mouvements inédits et atypiques. Ils sont souvent dirigés par des personnages atypiques. Nous changeons de monde. Le Nouveau Monde de Macron est en fait, l’ancien. C’est tout à fait clair. On change de monde et les instruments conceptuels, les instruments d’analyse qu’on utilisait pour étudier ce qui a eu lieu dans le passé n’ont aujourd’hui plus de sens.
Il faut être très attentif à ce qui apparaît aujourd’hui. Personne n’a vu venir les gilets jaunes, alors que normalement tout aurait dû les prévoir.
Regardez en Italie, il y a seulement un an, il était impensable que le mouvement cinq étoiles et la Ligue arrivent au pouvoir et pourtant ils y sont arrivés.
Je crois qu’il faut se souvenir que l’histoire est ouverte, que tout bouge énormément, que tout un tas de piliers de l’Ancien Monde est en train de s’effondrer. La hargne et la haine de la classe politique ainsi que leur affidé médiatique et financier s’expliquent par le fait qu’ils sont comme l’ours blanc sur la banquise qui est en train de fondre. Le sol est en train de se dérober sous leurs pieds. Ils deviennent d’une agressivité extraordinaire. En réalité, c’est déjà fini pour eux. Les gilets jaunes sont le signe annonciateur de ce qui vient.

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01 avril 2019 à 20:40

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