Cliquez pour acheter
[...] Convaincu que j'avais quelques chances d'échapper à la déchéance en feignant pour un temps d'ignorer celle de mon pays, [...] je sollicitai, explicitement, ma nomination à la tête de l'institut de Milan, une ville que je connaissais pour y avoir suivi les traces de Léonard. [...] Le poste était libre et surtout il m'éloignait à peine de la Savoie de mon enfance. Par un phénomène assez peu miraculeux, on me l'offrit. [...]

Milan était l'un des plus gros postes européens. C'est sans aucune fierté que j'en mentionne l'importance, mais plutôt avec une frayeur rétrospective. La diplomatie culturelle française était une hydre malade dont les bras ne repoussaient plus depuis longtemps. Les instituts mouraient les uns après les autres. À Milan, la France ne versait qu'un vingtième de l'argent nécessaire. [...] Une vingtaine de sociétés, généralement d'origine française, fournissait les ressources utiles à l'organisation d'expositions et de concerts.

À peine arrivé, c'est vers elles que l'on me conduisit. L'institut était en déficit, mais la priorité consistait à préserver, toutes autres affaires cessantes, toute promotion de la francophonie mise à part, le dixième des ressources qui servait à faire du culturel.

On me dressa un agenda de rendez-vous dans un restaurant du quartier. On m'envoya quémander auprès de sociétés de luxe, de pétroliers, de constructeurs d'automobiles, le renouvellement de leur contribution annuelle. Il ne s'agissait pas seulement de glisser des fiches sous mon coude avant le repas. Le personnel de direction avait visiblement plaisir à m'accompagner dans un restaurant où la terrine coûtait le salaire d'une journée de femme de ménage. J'eus beau m'étonner que nous dépensions ainsi, pour déjeuner, à trois, une partie non négligeable de la contribution de nos hôtes, on me répondit qu'il le fallait absolument pour flatter leur amour-propre.

L'une de mes collaboratrices se flattait en outre et visiblement d'être une intellectuelle mais sa culture datait de l'avant-veille. Incollable sur les trente personnes dont les magazines parisiens avaient vanté les mérites le mois précédent, elle parlait des « tendances », des choses « émergentes », des « moments forts », mais elle ignorait le reste et naturellement elle adorait Ségolène Royal, candidate à la présidence, dont j'ai eu l'occasion de dire à quel point elle avait épousé la superficialité générale jusqu'à en devenir l'emblème. De Giraudoux à Saint Louis, la France n'était, pour ce genre de femmes, qu'une marmite d'obscurantisme, généralement masculin, où surnageaient çà et là quelques notions comme des légumes. Profitant d'une longue période de vacance du poste dont je venais d'hériter, mon assistante zélée avait monté toute seule un projet d'exposition dont elle était très fière et qui consistait à présenter dans la vaste galerie de l'Institut l'œuvre de l'immortelle styliste, de l'ogresse vêtue de noir Andrée Putman, avec le concours de trois sociétés commerciales. [...]

Mon cœur était serré par le doute à propos de la tâche idiote que j'avais acceptée. [...]

Alors il se produisit une chose inimaginable. Parmi les milliers de rues, de ruelles, de jardins, de cours, de cloîtres, d'impasses que comptait Paris, à travers cette meule immense de fétus de paille, brilla soudain, pour moi seul, une aiguille. L'adresse inscrite sur mon carnet par ma commissaire d'exposition était le 83 de l'avenue Denfert-Rochereau, où j'avais passé deux années de ma jeunesse, celles où j'étudiais la sculpture aux Beaux-Arts en rupture avec ma famille, sans argent, livré au doute, au froid, au mépris de la caste dont j'étais issu. [...]

L'odeur n'avait pas changé. On traversait un jardin sur une ruelle pavée, au fond trônait une villa que la designeuse avait redessinée pour y loger sa clientèle, au sens romain : des jeunes gens vêtus de noir, approbateurs, délicats, surpayés et attentifs à ses caprices. On parla budget, surface utile, assurances, on visita le musée, on répéta que l'argent n'était « absolument pas un problème », et pendant cette réunion de parvenus, présidée par une Belphégor en pantalon noir, qui jonglait avec le budget com' des maisons de champagne, je regardais mon double, la silhouette de ma propre jeunesse penchée à la fenêtre d'en face, qui me saluait à travers le jardin du temps, et qui me disait « patience ».

Ce qu'il advint de cette exposition est simple à résumer : rien du tout. [...] La société commerciale qui soutenait ce projet d'exposition, un vulgaire fabricant de canapés, se retira effrayée par les caprices d'Andrée Putman, laquelle avait imaginé en toute modestie de présenter une reconstitution de sa chambre à coucher, en accrochant des dessins de Max Ernst impossibles à assurer. Les limites d'un système où l'on demande aux sociétés commerciales de payer pour ce genre de personnages ivres d'eux-mêmes venaient d'être atteintes sous mes yeux.

Le bilan de l'exercice accusait de surcroît cette année-là un déficit honteux. Je réunis les employés pour leur dire : « Assez de présomptions, de dépenses inutiles, de déjeuners dans les restaurants de luxe, d'allers et retours en avion vers Paris pour une galeriste, ses amis, leurs gitons ou leur mère, assez de brochures imprimées sur papier-miroir, assez de vocabulaire moliéresque autour de l'art contemporain. Finies les propositions intéressantes, les interrogations vigilantes, les décontextualisations, restaurons l'équilibre de la maison et décrétons que la mission du Centre culturel sera de faire aimer la France, donc d'écouter les gens qui l'aiment, ses clients en somme, pour savoir ce qu'ils veulent, ce qui est la base de tout commerce. »

Une onde de désapprobation traversa la réunion, car pour les théoriciens de l'influence française à l'étranger, notre pays se devait de tenir son rang en organisant des opérations artistiques toujours déficitaires, en promouvant la Diversité, le « vivre-ensemble », bref le modèle français comme l'avait recommandé le ministère. [...]

Le dernier artiste dont j'avais trouvé l'exposition en cours à mon arrivée se nommait Gréaud. Un électroencéphalogramme s'étalait sur quatre mètres de mur blanc. La lumière d'une ampoule posée par terre vacillait au rythme de la courbe. Quand je fis les honneurs du dispositif au président de la Banque nationale de Paris pour la Lombardie qui nous donnait quelque argent, voyant la discrétion de son enthousiasme, je me penchai sur l'électroencéphalogramme à l'endroit où il frémissait légèrement et je lui dis : « Ce pic correspond au moment où quelqu'un a prévenu l'artiste que son travail était grotesque. » L'œil du banquier brilla d'une satisfaction imprévue. C'était un homme droit et raffiné, qui me fit savoir après quelques jours que le montant de sa subvention annuelle à l'institut français serait augmenté.

Un autre entrepreneur consentit presque aussitôt à la même connivence, car ils se connaissaient tous.

82 vues

22 août 2017 à 11:24

La possibilité d'ajouter de nouveaux commentaires a été désactivée.