Souvent juge varie, et c’est bien là tout le problème. Déjà au XVIIIe siècle, le philosophe et juriste Cesare Beccaria, dans son célèbre Traité des délits et des peines, s’inquiétait du risque d’une interprétation arbitraire de la loi pénale qui livrerait le justiciable à la merci d'un faux raisonnement et « de toutes ces petites causes qui changent les apparences de chaque objet dans l'esprit ondoyant de l'homme ». Il fallait alors craindre que les mêmes délits soumis au même tribunal soient punis différemment. Impossible, cependant, d’appliquer une loi générale à une situation particulière sans un travail d’interprétation et de qualification des faits. Or, c’est dans cette brèche que viennent se glisser le risque d’arbitraire et le danger d’une justice qui instrumentaliserait la règle de droit au service d’une idéologie ou d’intérêts particuliers.

De nombreuses affaires, ces dernières années, ont renforcé le soupçon d’une justice sélective, « à la carte », se déterminant en fonction du profil du justiciable. On se souvient du militant Cédric Herrou, poursuivi pour « aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger en France », qui avait bénéficié d’une relaxe en mai 2020 car, entre-temps, le Conseil constitutionnel avait sorti de son chapeau un opportun « principe de fraternité ».

La Cour européenne des droits de l’homme a su, elle aussi, faire preuve de souplesse et de compréhension dans son travail d’interprétation. En octobre 2022, elle a jugé que la peine d’emprisonnement avec sursis à laquelle une Femen avait été condamnée constituait une violation de l’article 10 de la Convention consacré au droit à la liberté d’expression. Dans Boulevard Voltaire, Sabine de Villeroché avait rappelé la « performance » de cette militante qui avait consisté à se présenter dans l’église de la Madeleine, en 2013, seins nus, voilée de bleu pour imiter la Vierge Marie et mimant un avortement en expulsant un morceau de viande censé représenter l'Enfant Jésus.

Pour les juges de la CEDH, l’« ingérence » dans son exercice du droit à la liberté d’expression était injustifiée dans la mesure où « son message relevait d’un sujet d’intérêt général » avec pour seul objectif de contribuer « au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement ». C’est donc la France qui avait été condamnée à lui verser 9.800 euros.

À examiner cependant la récente décision de la Cour concernant Éric Zemmour, il semblerait que celle-ci soit moins encline à favoriser d’autres débats publics, et notamment ceux portant sur l’islam ou l’immigration. Le président de Reconquête vient, en effet, d’être débouté, le 20 décembre dernier, de son action devant la CEDH qu’il avait intentée à la suite de sa condamnation définitive, en 2019, pour « provocation à la discrimination et à la haine religieuse » en raison de propos tenus trois ans auparavant sur France 5.

Éric Zemmour avait notamment déclaré : « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration. » Ou encore : « Dans d’innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c’est également l’islam, c’est également du djihad, c’est également la lutte pour islamiser un territoire qui n’est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C’est la même chose, c’est de l’occupation de territoire. »

La Cour européenne n’a pas, dans cette affaire, fait preuve de la même mansuétude qu’avec la militante des Femen et a considéré que « l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était nécessaire » après avoir relevé que ses propos contenaient « des assertions négatives et discriminatoires de nature à attiser un clivage entre les Français et la communauté musulmane dans son ensemble ». En condamnant pénalement Éric Zemmour, la France n’avait donc pas, cette fois-ci, violé l’article 10 de la Convention.

On notera que tout au long du parcours judiciaire français de cette affaire, le nombre de propos incriminés a évolué au gré des juridictions : cinq passages poursuivis en première instance et plus que deux retenus devant la cour d’appel de Paris. Souvent juge varie. On se souvient alors de Montesquieu pour qui les juges devaient être la « bouche de la loi ». Il est à craindre qu’ils soient aussi, parfois, la « bouche de l’idéologie ».

 

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23 décembre 2022 à 11:29

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49 commentaires

  1. Tant que les français voteront comme des « veaux » ou des moutons de Panurge (j’hésite!) que l’on mène brouter MACRON ou MELENCHON ,si j’ose dire, nous, « résistants » seront obligés de courber l’échine. Rien n’est pire que ronger son frein.

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