Pour Bernard Kouchner, l’Afghanistan n’est pas le tombeau du droit d’ingérence…
Certes, il faut séparer l'homme de l'œuvre. Sans cela, tous les admirateurs de Tom Cruise seraient scientologues et aucun prof n'aurait jamais lu Céline. Il n'empêche. Hubert Védrine, par exemple, ancien ministre des Affaires Etrangères, est aussi un chroniqueur de grand talent (sur France Culture), l'auteur (avec son fils) d'une biographie imaginaire du mythique colonel Olrik ainsi qu'un lecteur assidu de feu Gérard de Villiers (peut-être le meilleur écrivain de la famille, diront les mauvaises langues). Tout cela le rend plutôt sympathique. Si, en plus, ses analyses sur l'Afghanistan sont pertinentes, c'est tant mieux. Il vient justement de déclarer que l'Afghanistan, « tombeau des empires » comme on l'entend partout, était surtout le tombeau du droit d'ingérence.
C'est non seulement vrai, mais particulièrement iconoclaste aux yeux de la gauche (qui, pour cette occasion, va de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen sans passer par Éric Zemmour). Comment ? Les « valeurs universelles » que seraient les droits de l'homme et la démocratie ne justifieraient pas tout ? On croit rêver. Alors, comme ça, les bombardements de Dresde et Hiroshima n'étaient pas seulement quelques tonnes de démocratie en fusion, de générosité fissile et de nobles sentiments métallisés ? Chaque peuple aurait le droit d'être livré à son destin et de l'affronter ? Voilà qui est révolutionnaire. Hubert Védrine, qui se garde toutefois de sauter à de telles conclusions, devrait surveiller son siège, à France Culture. Michel Onfray s'est fait virer pour moins que ça.
Or donc, voici Bernard Kouchner, toujours sémillant et indigné, qui lui répond vertement dans les colonnes de L'Express : le droit d'ingérence, qu'il appelle « être aux côtés des autres », doit se poursuivre... dans le domaine humanitaire, ajoute-t-il, toutefois, prudemment. Ces propos sont peut-être l'occasion d'un petit retour sur l'homme et son œuvre, justement.
Bernard Kouchner a fait tous les métiers, comme l'Italien de Serge Reggiani : docteur, politicien, scénariste de télévision, ministre des Affaires étrangères... Celui qu'il fait le mieux, c'est celui d'indigné. Pour celui-là, il a toujours du ressort, l'œil qui foudroie et de l'air dans les poumons. C'est bien pratique. Il a commencé par être militant antifasciste dans les années soixante. Dans un éclair de clairvoyance, il conseillait alors aux jeunes ambitieux d'être anti-système pour réussir. « Je suis communiste et Rastignac [...] Vous riez ? Je vous attends. » Il a, on le sait (quoique de moins en moins), soigné à peu près tout le monde sur presque tous les continents, avec Médecins sans frontières. Il a soutenu l'ingérence américaine au Kosovo, contre les Serbes, et a même été le premier haut-commissaire d'un État balkanique aujourd'hui entièrement mafieux, totalement failli. Le président kosovar Thaçi, jadis ami du genre humain et (par voie de conséquence) de Bernard Kouchner, a ainsi démissionné fin 2020 : il a été inculpé d'une série de crimes, dont le trafic d'organes de prisonniers serbes, que son ami français avait autrefois niés avec une énergie farouche.
Chose amusante, Bernard Kouchner s'est, avec le comité Viêtnam, insurgé contre l'intervention américaine dans les années 70. N'était-ce pas, alors, de l'ingérence ? Peut-être y manquait-il le vernis de compassion lacrymale et hypercalorique qu'il passait si bien (en plusieurs couches) et qui a justifié les massacres atlantistes des trente dernières années ? Peut-être la lutte contre le communisme n'est-elle pas une valeur tout à fait universelle ? Allez savoir.
Dans la série « l'homme et l'œuvre », sans doute serait-il un peu osé de rappeler que le propre fils de Bernard Kouchner a été violé par son beau-père, Olivier Duhamel, au moment même où le French doctor défendait la dignité et la nécessité de protéger des femmes et des enfants qui n'étaient pas les siens ? Qu'il savait et qu'il s'est simplement « retenu d'aller lui casser la gueule » ? Rousseau abandonna bien sa famille avant d'écrire L'Émile. Ne mélangeons pas tout.
Bernard Kouchner a plus de quatre-vingts ans. Dans ce naufrage qu'est la vieillesse, tandis que le bateau sombre lentement, il reste dans sa cabine, à contempler ses reliques. La statue qui le représente en sauveur de l'humanité est sans doute sa préférée. L'homme face à l'œuvre, toujours.
Arnaud Florac
Chroniqueur à BV
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