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Le philosophe Marcel Gauchet a publié, récemment, un ouvrage consacré à Robespierre (Robespierre, l’homme qui nous divise le plus - Gallimard) dans lequel il analyse la pensée et la personnalité de ce personnage aussi étrange que brillant orateur qui fut un acteur capital de la politique de terreur menée en 1793/1794, involontairement, selon l’auteur qui a pris soin d’étudier toutes les archives disponibles.

Marcel Gauchet cite un journaliste de Lausanne, Cassat l’aîné, qui a écrit, en août 1794 : "Il est constant que Robespierre exerçait une tyrannie très réelle et qu’il ne se doutait pas lui-même qu’il fût tyran.". Pour Marcel Gauchet, Robespierre n’aspirait aucunement à la dictature personnelle mais il établit, sans le vouloir, une forme de "dictature des principes", principes dont il était l’incarnation. Sans doute, mais une telle « dictature des principes » n’est-elle pas plus dangereuse que la simple dictature d’un homme ? L’auteur écrit à ce sujet : "L’aveuglement sur soi de ce tyran qui s’ignorait se prolonge en cruauté inconsciente à l’égard des victimes dont il requiert le sacrifice. Elles ne le concernent pas. Quoi de plus redoutable que l’innocence meurtrière ?"

Les conséquences de cette "dictature des principes" ont été effroyables en 1793-1794, et elles l’ont été parce que lesdits "principes" (recherche désespérée de l’unanimité et croyance dans la vertu naturelle du peuple) n’étaient que des vues de l’esprit, des idées coupées de toute réalité observable. Toutes les idées de ce genre, qu’il s’agisse de la croyance dans l’égalité naturelle, dans l’existence d’une race pure ou dans la vertu naturelle des peuples, sont des inepties qui conduisent inévitablement à des politiques meurtrières et tyranniques. Il est évident que les humains ne peuvent se passer d’idées (pour expliquer le monde dans lequel ils vivent et pour structurer leurs sociétés) mais la manipulation des idées, quand elle mène à la formation de systèmes idéologiques, est toujours dangereuse.

Marcel Gauchet met en évidence l’importance considérable que l’Incorruptible accordait à l’unanimité du peuple et à la vertu supposée de ce dernier, deux idées qui eurent des conséquences dramatiques et qui firent des opposants politiques des « monstres » à abattre. Marcel Gauchet écrit : "Ainsi la lutte contre les ennemis bien réels de la République vertueuse à instituer s’élargit-elle en terreur dirigée contre un ennemi fantasmatique qui n’est autre chose que l’écart entre le peuple réel et le peuple idéal." C’est cet inévitable écart, qui est aussi l’écart entre la mystérieuse "volonté générale" et les opinions réelles des citoyens, qui fut à l’origine de la fureur meurtrière de l’Incorruptible.

Notons que ces deux idées aussi farfelues que potentiellement meurtrières ne provenaient pas du républicanisme ancien. Machiavel, par exemple, ne se faisait aucune illusion quant à la vertu des peuples. La virtù machiavélienne désigne les qualités individuelles de ceux qui, au sein d’une nation, œuvrent à sa sécurité, à sa pérennité et à sa grandeur ; la virtù est, pour Machiavel, une qualité rare ; par ailleurs, il considérait que les conflits font naturellement partie de la vie des peuples et jouent un rôle positif essentiel dans l’amélioration de leurs institutions (il ne fait aucun doute que le républicaniste Machiavel aurait vu dans la crise des gilets jaunes un « tumulte » salutaire mettant en cause la nature oligarchique du système représentatif). Machiavel ne rêvait ni d’une improbable unanimité, ni d’un peuple vertueux, il était un réaliste et Robespierre un dangereux rêveur.

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28 février 2019 à 9:41

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