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À l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, la plupart de ses soutiens affectaient de mépriser le luxe des possédants, qu'ils disaient assis sur l'exploitation d'autrui.

Dix ans plus tard, ils en étaient devenus les principaux soutiens et clients. Comment puis-je l'affirmer ? Pour m'être trouvé au milieu d'eux à Los Angeles, Miami, Johannesbourg, Hong Kong, Sydney lors de reportages qui n'en étaient pas, et qui réunissaient dix fois par an les journalistes les plus blasés, les plus pistonnés, les plus jouisseurs de la presse française. Pour quelle raison, moi qui étais si pur, si incorruptible, si conservateur, si mal en cour et de surcroît presque plus journaliste puisqu'installé à la campagne comme écrivain, me suis-je retrouvé parmi eux ? Le responsable de la page "Voyages" du plus grand journal français avait quelque indulgence pour ma plume. J'étais libre et je parlais l'anglais. Les invitations pleuvaient donc sur mon bureau. Le Figaro était un organe prescripteur dont le lectorat dépensait volontiers. Cependant on voyait bien que, chez les tour-opérateurs, c'était à contrecœur qu'on courtisait cette clientèle-là tant on avait d'amitié pour les pauvres et les révolutionnaires.

On le voyait notamment sur place, sous les cocotiers, le long des avenues de Las Vegas ou de Sydney, où les trois quarts des participants venus des magazines de gauche exportaient les querelles françaises en vous traitant de réactionnaire quand vous mettiez une cravate pour aller dîner. La plupart ne parlaient pas l'anglais, ne connaissaient pas les usages à table, et se promenaient sous les lambris des grands hôtels en jeans en roulant de l'herbe achetée au marché. Ils parlaient de leur épicier du XIe en voyant les enfants vendre des fruits dans les rues. Pendant dix ans, vivant de mes livres et de quelques traductions, installé à dans un village du Sud, j'aurai donc gardé un pied parmi les profiteurs de la gauche ordinaire en voyageant avec elle d'inaugurations de palaces en présentations de parfums. Un voyage les résume tous : une dizaine de jours en Côte d'Ivoire où l'attachée de presse, une cinglée divorcée trois fois qui mélangeait son carnet d'adresses privé à celui de ses clients, promenait douze personnes parmi lesquelles le fils drogué d'un acteur célèbre, une comédienne de boulevard qui préparait un film sur l'Afrique, le rédacteur en chef d'un magazine de voyages, le propriétaire d'une collection de guides, la nièce d'un ancien ministre, etc., dans la jungle, la poussière et l'absurdité administrative à l'africaine. On pourrait croire, et j'ai d'abord cru que le premier journal français serait à jamais le temple du chic et de la hauteur de vue. Mais par une faiblesse d'esprit très commune, les jeunes collaborateurs de ce journal lui-même finirent par adopter l'uniforme de leur génération et par dire putain bordel fait chier comme les autres, palaces ou non.

C'est souvent dans les petites choses que l'on trouve l'écho des grandes, et la tenue vestimentaire des chefs de rubrique au Figaro de 1985 à 1995 désigne l'évolution de la « bonne société » vers l'imitation délirante de son ennemi de classe. Parmi la jeune garde de la pensée dont Giesbert s'est entouré à la mort de Louis Pauwels, on a vu apparaître des gauchistes amendés de trente ans, des homosexuels honteux et mariés qui fréquentaient les backrooms, qui portaient une veste de jean été comme hiver, qui péroraient sur Tocqueville, et des écrivains chrétiens à particule habillés d'un vieux pull qui se moquaient de la messe en latin et affectaient le christianisme social pour mieux se taper des étudiantes à la sortie des conférences d'Alain Peyrefitte. Pendant une dizaine d'années, Le Figaro aura fait cohabiter deux mondes, celui d'avant, celui de Jacques Faizant et de James de Coquet, et celui des intellectuels indulgents à l'égard de la gauche qui dînaient toutes les semaines avec les plumes de Mitterrand et qui empruntaient l'avion de Tonton pour l'accompagner en Chine.

L'édition est le territoire où ce mélange était le plus nécessaire puisque les éditeurs de gauche avaient besoin du support des grands journaux pour assurer la publicité de leur catalogue. Le plus grand d'entre eux, Le Figaro, était donc l'objet de toutes les attentions, et la moitié des écrivains qui collaboraient à ce journal historique dirigeaient une collection vaguement trotskiste à Saint-Germain-des-Prés tout en s'excusant dans les dîners d'être réputés conservateurs, ce qui leur permettait d'être encensés par Le Nouvel Observateur quand ils écrivaient un livre eux-mêmes.

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18 août 2017 à 13:00

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