La deuxième chute de Sainte-Sophie

Les sites archéologiques qui ont été longtemps fréquentés, comme les vestiges qui s’y trouvent, ne sont pas à admirer pour leur seule valeur esthétique. Ils en sont parfois dénués et se présentent aussi en champ de ruines anciennes. Ils sont des témoins laissés par nos ancêtres. Leur splendeur architecturale comme leurs pierres éparses doivent nous provoquer : qui venait ici et pourquoi ? Que venait-on honorer ? Qui venait-on écouter, entassés sur les gradins d’Ephèse ou d’Epidaure, ou debout sur le Forum romain ?

Si l’on fait l’effort de comprendre la raison de leur importance et de leur célébrité d’autrefois, on connaît alors progressivement des fragments d’une vie ancienne et le lieu devient, pour le curieux, réellement chargé d’histoires.

Ces balises du passé permettent de nous mesurer à d’autres temps pour y retrouver ce qui nous manque et éviter leurs erreurs : elles nous orientent vers d’autres valeurs et d’autres vices qui sont notre héritage.

On accède d’autant plus facilement à cette « contemplation historique » si l’objet est figé dans une absolue intangibilité ou encore s’il sert la vocation pour laquelle il a acquis sa notoriété. Ainsi l’Acropole d’Athènes ; ainsi nos cathédrales.

Les sites et les vestiges qui sont détournés dans un but mercantile ou idéologique risquent la dissolution de leurs références parce que les agresseurs veulent occulter leur souvenir au bénéfice d’une actualité qu’ils dirigent.

La récupération est, certes, une pratique ancienne : nombre d’églises ont été édifiées sur les vestiges des temples et nombre de bâtiments grecs et égyptiens ont été mis au goût du jour. Mais il ne reste rien des temples qui fondent les églises, et seuls les spécialistes savent lire la succession des apports architecturaux.

Le récent changement de statut de la basilique Sainte-Sophie est la trace non seulement du réveil de l’impérialisme ottoman, mais aussi et surtout de la volonté d’effacement de l’apport culturel de l’Occident que Kemal Atatürk avait respecté et temporairement promu dans son pays.

Implicitement, donc, l’ancien président était dans l’erreur : on ne revient pas sur les acquis de 1453. Placer la basilique hors du temps – et donc des idéologies - pour permettre à chacun de retrouver d’autres temps, c’est faire preuve de faiblesse ; pire : c’est agir en infidèle.

Constantinople est tombée alors que l’Empire byzantin était disloqué et sans solides alliés ; la timidité de la réprobation de quelques « puissances » a laissé la voie libre au bon plaisir de l’exercice du droit national qui signe paisiblement cette deuxième chute.

Encore un bégaiement de l’Histoire.

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Jérôme Poignon
Retraité du secteur bancaire

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