Jean-Christophe Buisson : « Les Arméniens ne reviendront pas vivre dans leurs maisons, ils vivront sous une menace permanente »
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Depuis hier, un accord de cessez-le-feu a été signé dans la région du Haut-Karabagh.
Analyse et décryptage avec Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, pour les lecteurs de Boulevard Voltaire.
La guerre dans le Haut-Karabagh fait rage depuis plusieurs semaines. Où en sont les combats ?
Après six semaines d’une guerre qui a fait entre 1.000 et 4.000 victimes (l’Azerbaïdjan ne fournit pas le nombre de ses morts au combat…), un accord de cessez-le-feu a été signé, hier, et les combats ont pris fin aujourd’hui. À terme, il prévoit que les troupes arméniennes de l’Artsakh (le nom arménien du Haut-Karabagh) et les renforts venus de République d’Arménie évacuent le territoire. Le statut de celui-ci au sein de l’Azerbaïdjan n’est pas clair. Certaines zones sont encore dans un flou administratif.
Ainsi, la route du corridor de Lachin, qui relie l’Arménie à la capitale du Karabagh, Stepanakert, sera ouverte, sous protection de la Russie qui déploie, par ailleurs, 2.000 soldats de la paix afin de protéger l’Arménie d’ambitions éventuelles supplémentaires de Bakou… Ce qui est sûr, c’est que les Arméniens ne reviendront pas vivre dans leurs maisons. D’abord parce qu’elles sont détruites (plus de la moitié de Stepanakert, qui comptait 50.000 habitants, est en ruine, par exemple). Ensuite parce que le président azeri Aliev s’étant vanté d’avoir chassé les Arméniens « comme des chiens », ils vivront sous une menace permanente. Même avec des Russes à proximité…
Comment expliquer cette absence de soutien concret de l'Occident vis-à-vis de l'Arménie ?
L’Europe et la France ont peur d’Erdoğan - sans doute parce qu’il brandit sans cesse la menace d’ouvrir les vannes de migrants sur le continent si on lui déplaît. Il existe aussi, entre nos pays et l’Azerbaïdjan et la Turquie, des accords économiques et diplomatiques dont on estime qu’ils valent plus que la sécurité de ce petit peule chrétien entouré sur les 4/5 de son territoire de pays musulmans (Turquie, Iran, Azerbaïdjan) : realpolitik, d’abord… Et, enfin, parce que cette guerre dans le Caucase Sud s’est déroulée au moment où tous les regards étaient braqués sur les indices de progression du Covid-19 en Europe et le déroulement des élections américaines. Je pense, d’ailleurs, que l’attaque azérie sur l’Artsakh a été déclenchée à dessein en cet automne : Erdoğan et Aliev estimaient que le monde regarderait ailleurs. Ils avaient vu juste.
Vous revenez du Haut-Karabagh : qu'avez-vous pu observer ? Quelle est la situation pour les populations civiles ?
Il y a eu une résistance héroïque des Arméniens, notamment à Chouchi, mais le combat était trop inégal. La supériorité technologique et numérique des Azerbaïdjanais était trop importante. Conseillée, voire commandée par des officiers supérieurs turcs (deuxième armée de l’OTAN…), s’appuyant sur des dizaines de drones de surveillance et d’attaque dernier cri, bénéficiant de mercenaires djihadistes en provenance de Syrie essentiellement qui, pour 2.000 dollars, acceptaient de servir de chair à canon en avançant en première ligne, l’armée azerbaïdjanaise ne pouvait que vaincre.
D’autant que la population civile subissait des bombardements (roquettes Grad, missiles Smerch, bombes à sous-munitions ou au phosphore) et entravait, d’une certaine manière, par sa présence les opérations de l’armée arménienne. Les familles des soldats au front voulaient rester sur place… Les prêtres aussi. L’archevêque de Stepanakert, Mgr Pargev, et d’autres religieux ont dit des liturgies quotidiennes jusqu’au dernier jour de lutte. Ils étaient prêts à opter pour le cercueil plutôt que leur valise, mais le Premier ministre arménien Pachinian a opté pour la valise. Son raisonnement a mis les Arméniens en colère mais il s’entend : sans l’aide de personne, et surtout pas de la France malgré ses grandes déclarations d’amitié, la défaite était certaine ; la question était donc de savoir si elle se ferait au prix de beaucoup de sacrifices, de larmes et de morts – mais dans l’honneur - ou en limitant les pertes – mais dans l’humiliation. Il a choisi.
À quoi joue Erdoğan ? Rétablir l'Empire ottoman? Étendre simplement son influence dans la région ? Est-on dans le mystique ou dans la realpolitik ?
Erdoğan se rêve incontestablement en héritier des sultans ottomans. Avec des vassaux comme Aliev, il avance ses pions stratégiques dans ce qu’il estime être la zone d’influence turque et reconstitue, peu à peu, l’empire abattu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans l’accord sur l’Artsakh, l’article 9 prévoit un corridor au sud du territoire arménien lui-même qui permet au Karabagh, désormais azeri, donc turc, d’être relié à son enclave du Nakhitchevan, au sud-ouest de l’Arménie. Or, cette région possède 11 kilomètres de frontière avec la Turquie. De sorte qu’il existe désormais une liaison directe d’Istanbul à la mer Caspienne et, au-delà, vers les régions turcophones d’Asie centrale : Turkménistan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Xinjiang en Chine avec les ouïghours… Ce qui coinçait jusqu’à maintenant, c’était le bouchon arménien. Il a sauté aujourd’hui.
Entretien réalisé par Marc Eynaud
Thématiques :
Arménie
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