Monsieur BHL, vous êtes le philosophe le plus médiatiquement engagé qui soit. Il n’est pas un mot que vous ne prononciez, il n’est pas une intervention que vous ne fassiez, il n’est pas un déplacement que vous n’effectuiez sans que tous les journaux, les radios, les télévisions n’en répercutent l’écho jusque dans ces campagnes où vous n’avez jamais mis les pieds. Il ne se passe pas une semaine sans que l’on ne vous voie à l’écran, dans une revue ou sur la couverture d’un magazine. On pourrait croire que vos propos, autant que votre personne, revêtent un caractère d’universelle grandeur. À voir le retentissement qui leur est donné dans les médias, on pourrait croire que vous êtes un oracle, que la vérité sort de votre bouche philosophique comme l’eau coule de la source.

Pour avoir cherché et dit la vérité, l’un de vos lointains collègues, Socrate, philosophe authentique plus que médiatique, et qui avait fait de la sincérité le fondement de sa pensée et de son engagement dans la cité, fut invité à boire une coupe de ciguë. Vous êtes plus chanceux que lui puisque, pour dire la vôtre, vous êtes invité à boire des coupes de champagne dans tous les cocktails mondains de Paris et des ambassades de France à l’étranger.

Le même Socrate disait qu’il tirait sa supériorité de ce que, contrairement aux spécialistes de son temps, qui croyaient tous savoir quelque chose, lui savait qu’il ne savait rien. Vous, vous tirez votre supériorité du fait que, contrairement aux spécialistes actuels, dont la plupart avouent leur difficulté à résoudre des problèmes de plus en plus complexes, vous savez que vous savez tout.

Ainsi, pareil à la mouche du coche, votre vérité de cocktails sous le bras, vous allez dans tous les pays où éclatent des révolutions pour libérer les opprimés, sauver les peuples, mais, curieusement, jamais vous ne recevez de balles ni de coups de matraque. Votre seul titre de gloire, votre unique épopée, c’est de prendre des tartes à la crème dans la figure et de reparaître devant la caméra, l’œil noir, les cheveux et le visage blancs de chantilly en bombe.

Cependant, et comme il ne vous suffit pas d’être un intellectuel médiatique, un philosophe de salon et un oracle de Delphes sans Pythie, vous voudriez aussi être un grand artiste. Vous vous mettez régulièrement en tête de faire un film, d’écrire et de faire jouer une pièce de théâtre dont vous êtes le héros ou, bien plus récemment, de jouer vous-même, seul en scène, ce héros, avec un spectacle intitulé Looking for Europe. Et pour ce faire, les deniers publics ne vous ont pas manqué, et l’on a même fait un documentaire à votre gloire qui aurait coûté plus de 700.000 euros — dont 200.000 via Arte, dont vous présidez le conseil de surveillance — et que vous auriez pu intituler Thank you Europe ! Mais à chaque fois, c’est pareil, et depuis deux ou trois décennies, votre art ultra-subventionné fait invariablement un four. Comme Hôtel Europe, en 2014, arrêté prématurément faute de spectateurs. Les gens s’en vont, ou ne viennent pas, les salles se vident. Vous deviez vous produire à Genève, à Lausanne. Les deux dates ont été annulées…

Aussi, et pour vous aider à devenir un véritable artiste, permettez-moi de vous donner un conseil. Pourquoi ne pas vous cantonner au seul domaine artistique dans lequel vous excellez : celui des scènes de tartes à la crème, comme on en voit dans les films muets des années 20 ou les premiers films de Laurel et Hardy ? Pourquoi n’écririez-vous pas une pièce dans laquelle un alter ego, philosophe jumeau à chemise blanche, et vous-même rivaliseriez de narcissisme, chacun voulant être plus beau, plus engagé, plus généreux que sa copie, jusqu’au moment où, enragés l’un contre l’autre, vous vous mettriez à vous lancer frénétiquement des tartes à la crème. Les spectateurs riraient à gorge déployée, ils reviendraient chaque soir plus nombreux, enfin vous auriez le succès dont vous rêvez… Après Laurel et Hardy, Lévy et Lévy entreraient dans l’histoire de l’art !

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10 mai 2019 à 12:53

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