Cet enthousiasme funèbre qui soigne nos plaies du présent

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Des morts illustres viennent, tout au long de l'année, endeuiller, au-delà de leurs proches, l'esprit public, la sensibilité de chacun.

Depuis quelques semaines - sans doute cette perception est-elle plus vive lors de la période des vacances -, des disparitions ont créé une immense émotion. Je songe à celles de Simone Veil, de Jeanne Moreau et, à un degré moindre, de Claude Rich parce que celui-ci, aussi remarquable qu'il a été, était moins inscrit dans notre histoire que les deux autres.

Ce qui m'a frappé, à la suite de ces tristes annonces, a été la singularité et l'intensité de l'émoi éprouvé. Il m'a semblé relever moins de l'expression d'un regret, d'une authentique affliction que de l'affirmation débridée et presque voluptueuse d'un enthousiasme funèbre.

Celui-ci totalement déconnecté des conditions spécifiques de chacune de ces morts. De leur histoire tragique ou non. Ou de leur âge avancé. De la discrétion de la fin de leur existence aussi.

Il y avait quelque chose, dans ces disparitions, à bien lire et écouter la multitude des réactions, notamment celles de la société civile et des médias, qui a suscité une allégresse sombre, aussi choquant que soit ce contraste, l'assouvissement d'une admiration, l'heureux constat d'une sorte de perfection.

Ces morts, comme il est naturel, chassaient les scories inévitables d'une existence, permettaient à chacun de s'abandonner sans mauvaise conscience à une exaltation illimitée du cœur et conduisaient à porter sur ces passés à la fois si présents et absents un regard empli, malgré la mélancolie collective poussée parfois jusqu'à l'outrance, d'une sorte de joie pour les remercier. D'avoir été et, devenus grâce à leur fin, des modèles, des enseignements, de nous avoir donné, par leur entremise, une si belle image de notre humanité. Pour nous tous, parasites de leur gloire et de leur forte identité au sein d'une condition humaine dont ils avaient été des héros et qui ne nous a pas encore effacés.

Enthousiasme funèbre, oui, parce que, sinon, nous aurions été sevrés de ces élans, de cette richesse d'une dilection sans l'ombre d'une autre. Ce passé statufié nous a consolés, nous console d'un présent, d'une réalité gangrenés jusqu'à leur centre par une imperfection chronique.

Rien qui, dans la litanie des événements politiques, sociaux, judiciaires, culturels et sportifs, ait pu rivaliser, dans l'effervescence de l'immédiateté, avec la béatitude née de la contemplation de ces destins ayant apposé sur eux le point final.

Les indécentes et lassantes vulgarités du marchandage autour d'un Neymar - enfin au PSG - ou du tout jeune Mbappé, les provocations financières comme une offense au commun qui se bat pour le nécessaire. Des êtres humains, certes immenses footballeurs, ravalés au rang précisément de marchandises.

Les médiocres joutes parlementaires.

Aucune personnalité, sur quelque registre que ce soit, qui nous porte au-delà de nous-mêmes et c'est normal : la vie est un bonheur mais son implacable rançon est de n'offrir que du relatif, des adhésions conditionnelles, des soutiens mitigés, des estimes fragiles et des relations menacées par la précarité.

On a beau chercher, le pessimisme est si vite aux aguets qui de manière précipitée transmue la possible sympathie en hostilité certaine. Les espérances en morosités, en déceptions. Hier est embelli, parfois absurdement, mais aujourd'hui fait douter et demain fait peur.

L'enthousiasme funèbre apparemment inadapté est pourtant le seul mis à notre disposition. Il console, compense, soigne les plaies du présent grâce à un onguent venu de loin, inaltérable, décisif, irréprochable, rassurant : l'adoration nette et sans bavures pour des morts que notre sensibilité a d'autant plus élus que notre quotidienneté est lourde d'une attente toujours insatisfaite, d'une espérance sans lendemain.

Philippe Bilger
Philippe Bilger
Magistrat honoraire - Magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole

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