Black Friday : l’empire du chiffre !
Vendredi 23 novembre 2018 : encore un nouveau Black Friday, le grand jour des achats pour les foyers au lendemain de Thanksgiving. De toute façon, la trêve des confiseurs commence à présent dès le 1er novembre, c’est-à-dire juste après Halloween. Quoi qu’il en soit, les géants du commerce numérique (Amazon, fondé par Jeff Bezos en 1994, et Alibaba, fondé par Jack Ma en 1999) vont, une nouvelle fois, enregistrer des records massifs de commandes et de bénéfices. En outre, Visa et MasterCard perçoivent une commission à chaque télépaiement.
En somme, le Black Friday et le Cyber Monday génèrent, à chaque session, des milliards de bénéfices. L’homme doit bien posséder quelque chose pour avoir l’impression d’être quelque chose. Sartre se définissait cyniquement ainsi : « Le stylo et la pipe, le vêtement, le bureau, la maison, c’est moi. » En outre, dans la sphère économico-financière, les chiffres deviennent innombrables et échappent à toute mesure. La logique des algorithmes, en tant qu’ultime fonction mathématique, assoit sa suprématie sur la totalité des activités humaines. Renan disait : « Les mathématiques, science de l’éternel et de l’immuable, sont la science de l’irréel. » En effet, l’univers des data est celui où le rêve prend le pas sur la réalité, où seul le virtuel donne un sens existentiel à l’humanité. Les Anciens n’ont pas été écoutés : le tabou est devenu totem. Le chiffre est maintenant idole et l’homme de demain sera intégralement artificiel. L’individu ne se réduit plus qu’à une monade « sans portes ni fenêtres » (Leibniz).
Amazon et Alibaba concentrent l’essentiel des échanges commerciaux à l’échelle des foyers et des particuliers du monde entier. Entre souffrance du manque et ennui de la possession, le quotidien humain ne fait valoir que sa vacuité.
D’ailleurs, la notion de chiffre renvoie au terme arabe sifr, qui veut dire « vide ».
Or, le chiffre vide par excellence est le zéro. L’univers est décrit comme un code informatique : 1.0 cause 2.0 qui cause 3.0. À l’instar des premiers philosophes, nous vérifions chaque seconde que « les nombres gouvernent le monde » (Pythagore). Dans la Chine antique, la réduction du monde aux chiffres et aux figures est également affirmée par le Yi Jing (Livre des Transformations, texte datant de plus de 800 ans avant J.-C.).
Dès lors, entre l’invention du zéro et le développement de l’algèbre, le libre-échange pouvait naître. Par conséquent, l’économie devait se déterminer comme une vaste entreprise de monétisation de la valeur. À présent, la politique du chiffre est dépassée par les chiffres que produit l’économie numérique. Pour que la transaction soit encore plus fluide, le paiement lui-même doit être virtualisé. De toute évidence, la monnaie elle-même a perdu sa valeur.
De la 4G à la fibre optique, la multiplication des connexions, des rayons, des ondes, des sons et des partages ne cesse de s'accroître. Car les data sont virales. La logique calculable du logos a laissé place à un implacable chaos.
Alors que l’homme avait inventé le droit à la sécurité, l’individu s’est infligé le devoir de se mettre en danger. Ainsi, le mot de passe craque et le compte en banque y passe. Et l’hyperconsumérisation alliée à l’hypermatriculation empêche toute défibrillation : le spectateur doit rester éveillé jusqu’à ce que mort s’ensuive. Celui-ci n’est plus qu’un zombie. Malgré les immenses progrès de l’humanité en matière de science et de technique, l’individu tient à demeurer confiné dans la caverne de Platon.
Une différence est cependant notable : il n’a jamais été aussi satisfait d’être esclave. Au moment de cliquer pour glaner son produit fétiche, la stupeur le gagne car son mal-être se dit sans cesse « peut-être » : choisir quelque chose, c’est fuir autre chose. Son libre-arbitre est aujourd’hui quantifiable et mesurable. En attendant, la data s’est nourrie de son vide et de ses angoisses.
L’homme moderne n’est plus qu’un idolâtre. Tout ce qu’il aime vaut de l’or et il est prêt à en payer le prix fort : errer, durant des décennies entières, dans un désert numérique. Le virtuel a dissous tragiquement le réel. David a perdu face à Goliath.
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