Plus on lit Albert Camus, plus on l'écoute, plus on le voit, plus on le commente, l'analyse, le critique, l'estime ou l'admire, plus on approfondit sa personnalité et plus on pactise avec son œuvre, plus on appréhende ses tragédies et plus on partage ses polémiques, moins il s'use, plus il nous est familier, plus il est des nôtres, moins il nous quitte.

Un beau reportage sur La Chaîne parlementaire, malgré quelques interventions superfétatoires, nous l'a encore démontré récemment.

Je sais bien qu'il est usuel de percevoir ainsi tout grand écrivain et de nous approprier ses pensées, mais j'ose dire que, pour Albert Camus, cette pente est infiniment juste et légitime.

Aujourd'hui, il manque.

Je sais que lui, qui a écrit un texte inédit retrouvé dans les archives du général de Gaulle pour définir ce qu'était un « intellectuel résistant » quand il est arrivé en France occupée à la fin de 1942, ne se serait jamais laissé abuser par des malfaisances criminelles au prétexte qu'on les aurait ornées de littérature.

Lui qui avait eu la cohérence et le courage de signer le recours en grâce pour Robert Brasillach, à cause de sa détestation de la peine de mort et en sachant parfaitement que ce dernier ne lui aurait pas rendu la pareille dans d'autres circonstances.

Lui qui avait toujours préféré la chaleur des humains à la rigidité des principes, lui qui n'avait jamais fait céder son intelligence et sa sensibilité face au cours prétendu implacable de l'Histoire.

Albert Camus qui, élucidant ce que doit être dans une période tragiquement troublée la résistance de l'intellectuel, énonce cette formule dense, simple, irréfutable, qui touche d'autant plus qu'elle stigmatise notre actualité, la complaisance de notre modernité à célébrer les élites sans exiger d'elles une exemplarité.

Albert Camus écrit : « Une nation meurt parce que ses élites fondent » (Le Figaro).

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Au moment où le président de la République enjoint à Christophe Castaner - décidément, c'est une nouvelle méthode : hier, c'était à Édouard Philippe - de rappeler leur déontologie aux policiers et aux gendarmes pour les inciter à la maîtrise, je ne peux m'empêcher de considérer avec une ironie un peu amère ces conseils du pouvoir quand, il y a quelques mois encore, l'affaire Benalla et la vie interne de l'Élysée révélaient la distance qui existait entre l'idéal et le réel.

On a le droit de se réformer et, après tout, pourquoi les élites un temps imparfaites, défaillantes, blâmables seraient-elles discréditées à vie parce que le souci de l'éthique publique les aurait abandonnées ici ou là ? J'entends bien, et c'est triste, qu'il y a plus de volupté pour elles à s'abandonner à l'abus et à se croire étrangères à la morale commune que de se camper en modèles.

Nos élites, dans quelque secteur que ce soit, ont fondu et la conséquence inéluctable en est que « notre nation meurt » ou se trouve à ce point clivée, désarticulée, déchirée que c'est tout comme.

Albert Camus, lucidement, froidement, nous signifie, hier comme aujourd'hui, qu'un pays s'effondre quand il pourrit par sa tête.

Nous y sommes, pas partout certes, mais il me semble que ce désespoir français exprimé en mille revendications, haines et combats, sur des registres infiniment différents, vient d'abord de cette constatation que s'il y a encore des élites, elles ont « fondu » et que chaque citoyen est condamné sans boussole à lui-même.

Albert Camus, reviens !

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15 janvier 2020 à 8:45

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