Abstention historique : les Français ont-ils perdu tout sens civique ?
Deux Français sur trois ne se sont pas déplacés dimanche pour voter, soit trente-deux millions de Français disposant de la faculté d’élire leurs représentants. Les partis ont beau jeu de pointer pêle-mêle le peu de lisibilité des scrutins régionaux, l’absence d’enjeux cruciaux pour la vie des Français (immigration, insécurité, chômage) à ces élections locales, la perte de crédibilité des partis politiques dont l’épisode Muselier-LREM a été la démonstration la plus aboutie, le divorce de plus en plus prononcé entre le peuple et les élites, les professions de foi des candidats mystérieusement absentes des boîtes aux lettres, la pluie, le beau temps, que sais-je encore, il convient de dépasser l’analyse des causes immédiates pour en chercher les racines profondes.
Ces dix-huit derniers mois, les Français ont vécu une expérience inédite d’atomisation de la société et de restriction de libertés : tour à tour cloîtrés chez eux, puis autorisés à sortir quelques heures dans la journée, au compte-gouttes et par tous petits groupes, terrorisés par une menace sur leur santé érigée en grille unique de réflexion économique, sociale et politique, obligés de porter un masque qui ressemblait de plus en plus à un bâillon, noyés sous un flot d’injonctions contradictoires et coercitives, ils ont, semble-t-il, perdu le sens et le désir du commun, du collectif. Bien sûr, cet individualisme débridé de l’homme occidental, marque de notre modernité, qui fait de lui non plus un animal politique mais un consommateur compulsif ne date pas d’hier. Précisons également qu’il est des exceptions qui font honneur à la vie civique et politique française.
Mais cette dépolitisation de la vie publique française menée depuis le début du quinquennat a joué un rôle majeur dans la désaffection des Français pour la chose publique. L’abstention historique de ce premier tour en est une illustration.
Comme le notait finement Mathieu Salma dans le Figarovox, avec les épisodes McFly et Carlito ou l’interview-spectacle avec les journalistes sportifs, « Macron sait qu'il sort de l'espace politique et peut poursuivre sa stratégie de communication dépolitisée, qui consiste à parler aux Français par cibles et sans contradiction politique. (…) La stratégie macronienne dans cette crise est depuis le début opportuniste : elle suit les soubresauts de l'opinion et profite de chaque occasion pour faire de la communication et du marketing. » S’installe progressivement une vision « ectoplasmique » de la vie politique (le macronisme), et cette dernière adopte le rythme du zapping.
Comment dès lors s’étonner que les Français ne voient la politique que sous l’angle du divertissement, du buzz sur les réseaux sociaux, qui sont souvent plus efficaces que le vote pour l’obtention d’avantages catégoriels, spécifiques ? Les Français, otages d’une démocratie à bout de souffle ne se rêvent plus en communauté de destin. Le futur du pays, les solutions éminemment politiques pour guérir une société française multi-fracturée et le courage pour les mettre en œuvre les mobilisent de moins en moins. Cette « dissidence civique » (Alexis Brézet) est le fruit de l’abandon de l’idéal politique, de l’absence de souffle et de vision et de l’abaissement du débat.
C’est aussi la conséquence d’un divorce de nos élites avec la réalité de ce que ressentent nos compatriotes. A cet égard, la proposition de Stanislas Guerini d’instaurer le vote électronique comme remède à l’abstention a tout de la fausse bonne idée : outre les inévitables risques de fraudes et donc d’éventuel manque de légitimité des élus, il introduirait une « virtualisation » de la vie politique, à l’opposé de la nécessaire incarnation des idées et de l’acte de voter qui sortirait, peut-être, les Français de leur léthargie.
Au fond, de quoi cette abstention massive est-elle le nom ? Après plusieurs épisodes où les Français ont vu leurs inquiétudes, leur résistance à la modernité progressiste du nouveau monde balayées d’un revers de main (référendum de 2005, manif pour tous, gilets jaunes…), le vote était, nous dit-on, l’ultime soupape face à la violence civile latente. Cette abstention est-elle le dernier avertissement d’un peuple à bout ? Ou cette indifférence n’est-elle que le symptôme d’une démocratie en faillite ?
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