[Une prof en France] Mark Twain et les Bisounours
Au programme de la classe de 5e, nous avons « le roman d'aventures ». Je décide donc d'étudier un texte de Mark Twain, extrait des Aventures de Huckleberry Finn, qui aborde des questions éthiques intéressantes, en plus d'avoir une construction narrative assez subtile. Erreur de débutante… Je me rends vite compte que je dois, en réalité, leur traduire le texte, qu'ils ne comprennent absolument pas à la lecture. Huck est sur un radeau avec un esclave en fuite. Lorsque cet esclave lui avoue qu'il a l'intention de passer au Nord afin d'être affranchi, puis de revenir chercher ses enfants, en les volant si nécessaire, Huck hésite à le dénoncer aux chasseurs d'esclaves car son sens de la propriété est scandalisé par cette perspective de vol. Je sens un flottement chez certains élèves. L'un d'eux se décide, une petite M., toute mignonette avec ses grands yeux verts :
- « Madame, pourquoi ça pose problème qu'il reprenne ses enfants ?
- Parce que ce serait du vol.
- ??
- Le Maître les a achetés, ils sont sa propriété.
- On peut acheter des êtres humains ?
- Oui, c'est le principe de l'esclavage… le commerce d'êtres humains.
- Mais ça s'fait pas ! »
Je note dans mon carnet intérieur que la notion d'esclavage est inconnue d'un bon nombre d'élèves. Il faudra donc que nous en reparlions.
Un peu plus loin dans le texte, Huck croise les fameux chasseurs d'esclaves. Mais devant leurs mines patibulaires et leurs intentions visiblement violentes, il hésite et décide finalement de mentir pour protéger l'exclave en fuite. Il fait croire aux chasseurs que sur le radeau se trouvent son père et sa mère, malades. Le texte est implicite et la maladie n'est pas mentionnée dans le dialogue. Elle n'est nommée qu'un peu plus loin dans le texte. Profitant de l'occasion pour expliquer les notions de propos implicite et explicite, je cherche à leur faire deviner de quelle maladie il s'agit. L'un d'eux trouve et répond fièrement : « la variole ». Je le félicite et tente une blague moisie : « Il s'agit ici de la vraie variole, celle qui tue, pas celle qui donne quelques boutons qui grattent. Elle a été éradiquée il y a quelques décennies, mais on en trouve encore dans certains laboratoires, pour que les gouvernements puissent l'utiliser contre leurs voisins. » Ce n'était pas fin, mais ce petit trait d'humour noir étayait mon propos sur l'implicite. M. m'irradie encore de ses yeux verts :
- « Pourquoi ils feraient ça ?
- Faire quoi ?
- Envoyer une maladie à leurs voisins.
- Hum…pour les tuer ?
- Les tuer tous ?
- Oui, ça s'appelle la guerre…
- À la guerre, on tue des gens ?
- Oui, c'est un peu l'idée générale de la guerre…
- Mais ça s'fait pas ! »
Bis repetita non placent…
J'ai demandé à M. de conserver aussi longtemps qu'elle le pourrait sa naïveté, même si une petite voix sournoise m'instillait dans l'oreille qu'à ce point-là, elle confine à une dangereuse bêtise. C'était peut-être l'état du nice Perceval tel que nous le décrit Chrétien de Troyes au début du Conte du Graal, un mélange d'ignorance et de pureté qui permet à un lys de surnager au milieu de mangas ultra-violents et de séries Netflix prônant la violence, le sexe et les tueurs en série. À l'heure où notre ancien ministre des Transports se met en scène sous les traits de Dahmer dans une vidéo TikTok*, il est peut-être bon que les enfants du peuple conservent une certaine innocence. Que notre jeune M. échappe à cette vague ordurière m'incite à lui pardonner son ignorance profonde de choses qu'elle devrait connaître à son âge.
*NDLR : Jean-Baptiste Djebbari qui, en octobre 2022, s'est mis en scène sur TikTok en imitant le tueur en série Dahmer.
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21 commentaires
Il est vrai qu’essayer d’expliquer l’esclavage de nos jours est extrêmement compliqué, surtout si l’on s’en tient aux idées de notre président sur l’histoire de France et sur l’esclavage. Enfin, pour tout dire : « ça s’fait pas ! «
J’ai l’impression qu’il faut les mettre au niveau des « mémoires d’un âne » ou si c’est l’aventure » le général Dourakine »