[TRIBUNE] Travailleurs des plates-formes : n’enterrons pas trop vite le salariat

uberisation

C’était le grand dada de ces dernières années : garantir la « fléxicurité » dans l’emploi. La Commission européenne ne jurait que par ce concept : être flexible dans son travail, mais tout en bénéficiant de toute la sécurité que procure l’emploi.

Il fallait être prêt à jongler avec les horaires, réinventer sa carrière mais surtout en finir avec le salariat, cette survivance d’une vieille époque rigide et si peu moderne, qui ne collait soi-disant pas avec la nouvelle réalité des plates-formes et de la numérisation de l’emploi.

Le résultat ? Beaucoup de salariés d’hier sont devenus des indépendants, liés à des plates-formes par des contrats au mieux précaires, au pire inexistants. C’est l’ubérisation.

Dans leur course effrénée aux nouvelles formes d’emploi, les acteurs ont sacrifié la sécurité (et l’assurance de leurs droits sociaux) pour la flexibilité (voire l’insécurité) la plus totale. Les plates-formes rejettent toutes responsabilités sociales vis-à-vis de ces travailleurs qui, puisqu’ils sont indépendants, ne peuvent prétendre à plus de stabilité que ce que leur statut leur permet.

Aujourd’hui, la Commission européenne prend conscience, comme à chaque fois, que ce qu’elle a encouragé lui échappe et que, loin d’aider les travailleurs à trouver un équilibre dans leur vie, elle les plonge dans la précarité.

Alors que fait-elle ? Elle sort son arsenal législatif pour proposer de nouvelles règles qui permettront d’établir le lien clair entre l’indépendant et la plate-forme, et donc de prouver... le salariat ! Selon elle, cela permettra aux autorités nationales de garantir que les personnes travaillant par l’intermédiaire de plates-formes numériques bénéficient du statut professionnel correct.

Pour cela, elle propose cinq critères, qui doivent permettre de prouver une relation employeur/employé : la détermination du niveau de rémunération ou la fixation de limites supérieures ; le contrôle de l’exécution du travail par voie électronique ; la restriction de la liberté de choisir ses horaires de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de faire appel à des sous-traitants ou à des substituts ; la fixation de règles spécifiques contraignantes en ce qui concerne l’apparence, le comportement à l’égard du destinataire du service ou l’exécution du travail ; la restriction de la possibilité de se constituer une clientèle ou d’effectuer des travaux pour un tiers. Si une plate-forme coche au moins deux de ces cases, elle est considérée comme un employeur et le travailleur comme son employé.

Quelles suites à tout cela ? Doit-on s’inquiéter de ce qu’une présomption systématique d’une relation de travail empêche un vrai statut d’indépendant ? Peut-on penser que les plates-formes se contenteront d’adapter leurs conditions générales afin de pouvoir travailler avec les indépendants, en évitant tout lien qui puisse passer pour du salariat ?

Quel que soit le résultat, on ne pourra que constater que, comme d’habitude, l’Europe a voulu aller beaucoup plus vite que la société, faisant évoluer à marche forcée des relations de travail que les employeurs n’étaient pas prêts à assumer et que les employés ne comprenaient pas clairement. Au lieu de laisser le monde du travail évoluer à son rythme et s’adapter progressivement à la numérisation, à la dématérialisation de nos emplois et aux nouvelles formes de travail.

Au-delà de cet aspect précis, c’est l’avenir d’une forme d’ordre sociétal qui est en jeu, celui qui passe par une subordination acceptée, qui a jusqu’ici prévalu dans l’exécution et la rémunération du travail. C’est aussi un enracinement, au sens où l’entendait « l’autre » Simone Weil dans son ouvrage L’Enracinement.

Un monde nouveau ne doit pas se construire de manière désordonnée !

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Dr Joëlle Mélin
Députée française au Parlement européen - Députée française au Parlement européen, membre de la commission Industrie, Recherche et Énergie

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