Livre : Esclave, l’Histoire à l’endroit, de Bernard Lugan
Bernard Lugan aurait pu donner à son dernier livre un titre de Psichari : Les voix qui crient dans le désert. D’abord parce qu’il évoque les mêmes latitudes, ensuite parce que s'il est un sujet aride, peu susceptible aujourd'hui d'être relayé par la fanfare médiatique, c'est bien celui-là.
Il a choisi sobrement Esclave, l’Histoire à l’endroit, et la gageure est de taille. L’idée n’est pas de faire une contre-légende dorée, avec une inversion des méchants et des gentils, mais de rétablir la vérité, qui n’a jamais été un mensonge à l’envers. Une vérité que Christiane Taubira elle-même assume, sans complexe, avoir bafouée (L'Express, 4 mai 2006) au nom d’un intérêt qu’elle juge supérieur : elle déclare sans ambages qu’« il ne faut pas trop évoquer la traite négrière arabo-musulmane, pour que les “jeunes Arabes” ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». Les Européens, eux, ont un dos large comme une autoroute, ils sont les dociles mulets de l’Histoire du monde, chargés jusqu’à mettre genoux à terre, ayant intériorisé cette célèbre phrase de Frédéric Beigbeder dans Un roman français : « J’ai bon dos, je suis la cause de tous les malheurs du monde, j’ai l’habitude, je suis catholique. »
« La traite négrière est triple, écrivait, en novembre 2017, dans Marianne, l’écrivain algérien Karim Akouche, « l’occidentale (la plus dénoncée), l’intra-africaine (la plus tue) et l’orientale (la plus taboue) ». C’est précisément ce que développe Bernard Lugan dans son ouvrage, avec la méticulosité scrupuleuse et détaillée qu’on lui connaît.
Chronologiquement, « la première fut la traite interne ou traite intrafricaine », viennent ensuite les « traites arabo-musulmanes », qui « débutèrent au VIIe siècle pour ne prendre fin qu’avec la période coloniale ».
Citant l’économiste et anthropologue sénégalais Tidiane N’Diaye, il souligne ce « syndrome de Stokholm à l’africaine » par lequel « Arabe-Musulmans et Africains convertis s’arrangent sur le dos de l’Occident », « comme un pacte virtuel scellé entre les descendants des victimes et ceux des bourreaux […] » « Ce silence ou la sous-estimation du mal arabe permet de mieux braquer les projecteurs, uniquement sur la traite transatlantique » : pourtant, « la traite arabe-musulmane aura opéré une ponction humaine largement supérieure à celle de l’Atlantique vers les Amériques. Et le plus triste, dans cette tragédie, est que la plupart des déportés n’ont jamais assuré de descendance, du fait de la castration massive que pratiquaient les Arabes. »
Cette traite toucha aussi les Berbères, puis les Européens vivant sur le littoral méditerranéen (razzias) ou ceux qui avaient à y naviguer. Pour les années 1500 à 1800, les autres années étant difficiles à chiffrer, Bernard Lugan reprend l’estimation de Jacques Heers : au moins un million d’enlèvement d’Européens. « Étaient particulièrement recherchées les jeunes filles destinées à remplir les harems… » Les malheureuses inspirèrent les peintres orientalistes.
Arrive enfin, du XIVe au XIXe siècle, la traite atlantique ou traite européenne, « conséquence du mouvement des grandes découvertes initié par le Portugal ». Mais le fait est que « la traite des esclaves par les Européens eût été impossible sans le concours d’États esclavagistes africains ». Bernard Lugan cite le président du Bénin, Mathieu Kérékou : « Les Africains ont joué un rôle honteux durant la traite. » Ou encore les évêques africains, dans leur déclaration à Gorée, au mois d’octobre 2003 : « Commençons donc par avouer notre part de responsabilité dans la vente et l’achat de l’homme noir […] » Et, enfin, le journaliste béninois Maurice Chabi (Le Monde, 25 juin 2002) : « Les Blancs restaient sur la côte. Ceux qui allaient à l’intérieur des terres pour attraper les futurs esclaves étaient des Africains. »
Enfin, le plus indicible aujourd'hui, après l’abolition (initiée par les pays occidentaux), la lutte contre la traite n’a été permise que par… la colonisation : « Sans la conquête coloniale, des millions de Noirs auraient continué à prendre le chemin des marchés d’esclaves et de Zanzibar, puis de ceux du Caire, d’Alexandrie, de Mascate ou d’ailleurs. »
Il est des combats d’historiens qui relèvent de querelles picrocholines n’intéressant qu’une poignée de spécialistes passionnés ou de doctorants en mal de sujets. Il en est d’autres, essentiels, parce que le passé, pris en otage et défiguré, fait vaciller tout un pays et menace son avenir.
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