Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

Épilogue

Tarek était sur le chemin du retour. Du moins le pensait-il. En réalité, il déambulait au hasard. Les rues se teignaient de rouge sous l’effet du crépuscule, à moins que ce ne soit son esprit qui lui jouât des tours. Si la sensation de sentir son âme se déchirer existait réellement, c’est ce qu’il vivait intérieurement. Il lui fallait rentrer chez lui. Retrouver les siens. Il avait vaguement entendu un de ses hommes le prévenir à voix basse que son épouse accouchait, ou l’avait-il rêvé ? La pensée que la Terre tournait encore lui paraissait absurde, presque obscène.

Dans sa main, il serrait la lettre que portait son frère. Il ne l’avait visiblement pas ouverte. Luttant quelques secondes contre la curiosité et le tremblement de ses mains, il l’ouvrit.
Elle était signée de Jean.

Mon cher Fadi,
Si vous lisez ces lignes, permettez-moi tout d’abord de vous faire part de ma joie et cela pour deux raisons bien singulières : j’aurai enfin quitté ce monde et vous êtes sûrement en train de goûter le vin de la liberté. Il ne m’appartient pas toutefois d’en connaître le récipient ; puisse-t-il être une coupe et non un calice !
Je sais que Sybille est libre aussi puisque vous l’êtes. Je le subodore sans inquiétude car je vais vous faire l’offense de me répéter mais votre esprit chevaleresque aura très certainement pris le dessus sur l’orage qui s’est, je le crains, abattu sur vous. On ne s’affranchit de rien sans violence, fût-elle dirigée contre soi-même.
Si je vous écris, c’est avant tout pour vous signifier que vous aviez raison : je vous ai arraché aux vôtres.
Tandis que le poids de ma solitude pèse en ce moment sur mes épaules, je prends conscience de la violence qui vous a été faite, mais je ne m’en excuserai pas. Est-ce qu’un jardinier regrette d’avoir extrait l’arbuste d’une mauvaise terre pour le replanter dans un terreau plus propice ? J’y ai lu l’ironique conclusion d’une fable amère : celle de l’arbre qui ne supportait plus ses racines car il ne voyait plus en elles qu'une limite absurde à sa conquête des hauteurs.
Non, les vôtres ne portent pas la responsabilité de notre délitement, nous l’avons en vérité nous-mêmes orchestré en choisissant de nous déraciner. Le Calife n’a été que le bûcheron venu abattre l’arbre mort, desséché par son propre orgueil et sa douce folie. Nous étions aveuglés par la haine que nous portions à la hache du djihad en occultant la désastreuse responsabilité de nos décisions.
Mais cela, vous le savez déjà.
Alors, ne blâmez pas trop les vôtres, surtout votre frère, tant le dévouement désintéressé à une cause, fût-elle injuste, est une vertu trop rare pour ne pas être admirée à sa juste valeur. Vous qui partagez cette même soif d’absolu devez le comprendre.
Je ne prétends pas que mes enseignements vous aient rendu libre ; cela, je vous l’ai déjà dit. Mais j’ose entretenir l’espoir qu’ils vous aient fourni le courage d’ouvrir les yeux et que vous ayez trouvé en vous la force de les garder éveillés. Je ne peux malheureusement pas trop m’étendre, car ironiquement, le temps me manque.
Je ne vous souhaite pas une longue vie car vous ne faites pas partie de ces médiocres qui n’attendent rien de leur existence hormis l’espoir de la prolonger.
Je vous souhaite simplement de vivre suffisamment longtemps pour trouver des réponses à vos questions et, ce qui est plus sage, comprendre qu’un grand nombre d’entre elles ne se trouvent pas ici-bas.
Bonne route, mon ami.
Jean

Tarek rangea dans sa poche les derniers mots de Jean puis continua son chemin de sa démarche mécanique. Il se sentait désincarné. Honneur, devoir et mort. Toutes ces notions qui habitaient chacune de ses décisions depuis tant d’années lui apparaissaient brutalement dénuées du moindre sens. C’était au nom du devoir qu’il avait tué Fadi. À moins que ce ne soit pour l’honneur.
Incapable de raisonner, il s’arrêta une poignée de secondes devant la porte d’entrée de sa maison. À l’intérieur, toutefois, un cri de nouveau-né l’arracha à sa torpeur et il entra. Yasmina lui souriait, fière et épuisée. Dans ses bras, un nourrisson s’époumonait. Le commandant Saïf prit son fils à bout de bras et le regarda à travers ses larmes. La vie continuait.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 12:09.

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15 septembre 2019 à 8:26

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