[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Au château
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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…
Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.
Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.
Chapitre 22
Au château
La silhouette d’Arisaig, désormais plus que familière, était entourée d’une pluie brumeuse qui tombait sans bruit sur les pavés de la cour. Les neuf stagiaires, dans un réflexe devenu évident, se rangèrent dans un ordre impeccable à l’endroit même où ils étaient arrivés, en civil, trempés de sueur, au début de leur formation. Il leur semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis.
Retrouvant l’allure implacable du commandement britannique, le sergent-major Nichols cria « Attention ! » – la façon dont les Anglais mettent les troupes au garde-à-vous.
Désormais habituée à l’ordre serré, la petite troupe se figea, le corps redressé, les poings serrés, le menton fier.
Le sous-officier pivota impeccablement vers la porte du château et salua avec énergie. Le major Vaughan sortit, avec une lenteur calculée, et se plaça en face de son subordonné, à qui il rendit le salut. « At ease ! » glapit Nichols – deux mots qui signifiaient « À l’aise », en anglais, étaient l’équivalent de « Repos ! » en français et n’évoquaient cependant ni l’un ni l’autre. Les agents adoptèrent la position réglementaire, mains derrière le dos à hauteur de la ceinture, jambes dans l’axe des épaules.
— Mesdames et messieurs, commença Vaughan d’une voix égale, je vous félicite pour ce que vous avez déjà accompli. Trois d’entre vous ont quitté ce stage depuis notre première rencontre. Un blessé sur le parcours d’obstacles, deux blessés par balle dans des circonstances que nous sommes en train d’éclaircir. Vous êtes, en quelque sorte, des survivants.
Le major s’autorisa un demi-sourire encourageant. Son visage ne portait plus de moue dédaigneuse. Il ressemblait bien davantage, désormais, à un solide père de famille qu’à un méprisant bouledogue. Son respect se méritait : ce n’était pas absurde à concevoir.
— Pendant ces presque deux mois, nous avons, me semble-t-il, tenu parole. Comme je vous l’avais annoncé, nous vous avons envoyé chercher au fond de vous un certain nombre de ressources, que la vie ordinaire ne vous avait jamais permis de déployer. Nous avons formé votre corps pour vous entraîner à résister malgré la fatigue, à rester lucides, à supporter les privations et les intempéries. Nous avons donc également formé votre esprit, que nous avons rendu plus rapide, plus perçant, plus agressif. Nous devons maintenant former votre cœur.
« Je n’entends pas par là une quelconque incitation au sentimentalisme, ou au contraire une quelconque brimade. Ce serait, dans un cas comme dans l’autre, vous manquer de respect. Non, ce que nous allons vous apprendre, c’est la solitude, l’ingratitude du métier que vous allez faire. Les semaines qui viennent vous permettront de devenir encore meilleurs dans des domaines plus intellectuels : les langues étrangères et les transmissions par radio, essentiellement. Ensuite, vous nous quitterez pour faire l’expérience de l’adversité, du dénuement et de l’isolement. Et j’aurai, en ce qui me concerne, accompli ma mission. Ce sera à vous d’accomplir la vôtre.
Duncan ne savait pas vraiment que penser de ce discours, qui promettait à la fois un confort presque bourgeois (travaux intellectuels et nuits dans un vrai lit) et une suite mentalement plus éprouvante que le stage d’Arisaig en lui-même. Pire qu’Arisaig, vraiment ? Au fond, que pouvait-il y avoir de pire que les six semaines qu’il venait de passer ? Il n’en prenait conscience que maintenant, d’ailleurs, car il s’était rendu inaccessible à toute sorte de faiblesse, servi en cela par une condition physique exceptionnelle.
Tous les jours, plusieurs fois par jour, il avait douté, il avait souffert, il s’était cru bon à rien ; il avait touché, au fond de son esprit, un pauvre diable qu’il ne connaissait pas, un petit bonhomme faible et geignard, qui voulait juste que ça s’arrête : il n’avait jamais eu affaire à cet autre lui-même auparavant. Il avait été fatigué à en pleurer, il avait eu mal à en lâcher sa corde sur la piste d’audace, il avait été las, enragé de faiblesse, à en jeter son sac par terre. Jamais, pourtant, il ne s’était laissé aller.
« Attention ! » glapit de nouveau Nichols, qui salua comme à la parade. Les neuf agents en formation se figèrent de nouveau au garde-à-vous. Vaughan lui rendit son salut, pivota réglementairement et, de nouveau, s’éloigna vers le bâtiment principal.
« At ease ! »
Nichols retrouva immédiatement l’air tranquille qui était naturellement le sien.
— Il y a des douches dans vos chambres et des uniformes sur vos lits. Soyez à la table du major à 8 heures ce soir. Rasés, uniforme impeccable. C’est tout.
Rompant immédiatement les rangs, les neuf stagiaires se dirigèrent au petit trot – une allure qui leur était désormais habituelle – vers l’aile d’Arisaig dans laquelle, si longtemps auparavant, ils avaient déposé leurs valises.
L’eau chaude n’avait pas particulièrement manqué à Duncan, à sa très grande surprise. Quand il se fut lavé et rasé, il se regarda dans le miroir de la chambre et, sous le choc, eut l’impression de voir son propre père sur d’anciennes photographies. Les yeux très clairs étaient peut-être Grumbach, et encore, mais le reste du visage était le décalque très net de celui de Lord Lachlan. Duncan régla le réveil pour 7 heures du soir et s’endormit sur le lit, sombrant immédiatement dans un sommeil sans rêves.
Au réveil, il s’étira paresseusement – ce n’était finalement pas si mal, de dormir sur un matelas – puis s’habilla sans hâte, cira les chaussures d’uniforme déposées au pied de son lit et inspecta sa tenue. Sur les épaulettes de la veste, on lui avait mis des galons de lieutenant. Aucun autre signe distinctif d’une arme particulière. Était-ce un test de plus ? Les lieutenants britanniques, avait dit son père, recevaient toujours l’épaulette après une cérémonie de commissioning, qui les faisait officiellement accéder à l’état d’officier. En allait-il autrement au SOE, pour cela comme pour tant d’autres choses ?
***
À huit heures moins une, Duncan entra dans le mess, un endroit élégant, étincelant, entièrement recouvert d’acajou – un endroit que l’on aurait trouvé naturel dans un vieux régiment, beaucoup moins dans un château écossais. Ses camarades arrivèrent un peu après, ou étaient arrivés un peu avant. Ils portaient tous, eux aussi, des galons de lieutenant. De plus, les trois jeunes filles arboraient les insignes de la FANY[1], le corps des infirmières de réserve de l’armée. C’était à la fois ironique (aucune n’était vraiment spécialisée dans le sauvetage de vies, désormais, bien au contraire) et un peu irrespectueux pour leur engagement. Aussi bien était-ce pour des raisons de sécurité, plus probablement, qu’on faisait mine de confier des tâches « classiques » à des demoiselles qui l’étaient nettement moins.
À nouveau, Duncan ne put s’empêcher de regarder Deborah – Deborah aux joues roses, comme il la surnomma immédiatement dans son for intérieur, utilisant pour la peine une sorte d’adjectif homérique. Mince et souriante, avec un port de tête magnifique, les cheveux rassemblés en un chignon parfait, les pommettes légèrement saillantes et les yeux d’un vert intrigant, elle semblait, ce soir-là, être capable de tout rendre beau et lumineux, y compris, apparemment, l’uniforme féminin, pourtant assez peu gracieux naturellement, de l’armée territoriale britannique. Le garde-à-vous de Nichols, marquant l’arrivée du major Vaughan, le tira de sa rêverie.
Le vieil officier commença, selon la tradition militaire de beaucoup de pays, par commander une tournée générale. Le caporal qui, derrière le comptoir de bois ciré, s’affairait à verser des pintes de bière, était celui qui avait accompagné Nichols le soir de l’exercice près de Rhu Point. Il n’y avait pas plus de personnel que nécessaire, à Arisaig. Pas plus de discours que nécessaire non plus, puisque Vaughan ne prit pas la parole. Seulement un toast au roi, puis des discussions informelles, d’abord prudentes, puis tout à fait amicales.
Avec une timidité qui le surprit lui-même, Duncan ne voulut pas aborder immédiatement Deborah Stuart. Le contexte ne s’y prêtait peut-être pas ; peut-être une approche faussement décontractée était-elle trop proche de ce qu’il avait appris à Londres avec Gareth, trop « professionnelle » – ou peut-être se cherchait-il tout simplement des excuses ? Au fond, qu’attendait-il d’un échange informel avec cette jeune fille ? Était-ce simplement un jeu de séduction, mélange d’attraction et de vanité, ou davantage ?
Un maître d’hôtel, en veste blanche et gants blancs, qui, caporal lui aussi, avait donné leur paquetage aux stagiaires le premier jour, apparut dans l’encadrement de la porte de la salle à manger. Le major Vaughan posa sa chope de bière vide sur le comptoir du bar, puis, joignant le geste à la parole :
— Mesdemoiselles, messieurs, passons à table si vous voulez bien.
En ordre dispersé, les neuf agents et le major Vaughan quittèrent le bar et se répartirent autour d’une table carrée, de dimensions modestes, sur laquelle un couvert luxueux mais sans ostentation – argent, cristal et porcelaine – était impeccablement mis. Duncan et Deborah étaient presque à l’opposé l’un de l’autre. Ce fut néanmoins la jeune fille qui le regarda, à la fois amicale et troublante, et lui sourit avec douceur.
Finis, les journées éreintantes, le froid, l’angoisse, l’agressivité et le stress – finie, également, Duncan le constatait avec un certain plaisir, l’amitié sans véritable ambiguïté avec la splendide opératrice du SOE. Les semaines à venir s’annonçaient bien plus « civiles », en un sens bien plus conformes à la vie universitaire qu’il avait connue jusque-là, avec ses enseignements passionnants, ses moments de camaraderie autour d’un verre, ses journées bien réglées.
Du moins le croyait-il.
À suivre...
[1] First Aid Nursing Yeomanry.
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Un commentaire
Les dessins d’illustration sont très réussis. Toujours le suspense… L’écriture aussi est une réussite.