On a tort de dire du mal des philosophes. La réputation de ce corps de métier bien singulier a certes été ternie par les marchands de certitudes et les salisseurs de mémoire (« qui feraient mieux de fermer leur claque-merde », comme on dit dans Les Tontons flingueurs), mais l'effort de la pensée n'est jamais une mauvaise chose. Témoin de cette permanence, Alain Finkielkraut, qui était l'invité, ce mardi 14 décembre, de Sonia Mabrouk sur Europe 1, a été particulièrement lucide dans son analyse de la situation actuelle.

Il est tout d'abord revenu sur « l'obsession antifasciste » de la France, qui ferait d'elle « une petite nation ». Son constat n'est pas nouveau, mais il faut toujours un certain courage pour l'énoncer. Sur le succès posthume d'Hitler, sur le recours obscène à Oradour-sur-Glane, à la Shoah et aux « heures les plus sombres » (parmi tant d'autres phrases toutes faites), il est parfaitement juste.

Une expression a retenu mon attention, car elle est, me semble-t-il, encore plus intelligente que le reste de son propos. « Finky » accuse les nouveaux censeurs de « criminaliser la nostalgie ». On n'aurait plus le droit de dire que c'était mieux avant. Le philosophe qu'il est ne peut pas avoir employé le mot « nostalgie » par hasard. La nostalgie, étymologiquement, c'est la douleur (algos) qui prend celui qui a irrésistiblement envie du retour (nostos). C'est le sentiment poignant qui étreignait Ulysse auprès de Calypso : le souvenir d'Ithaque, de Pénélope, de son fils Télémaque et de son fidèle chien Argos. Ces paysages familiers, ces figures aimées, ces souvenirs que l'on croirait pouvoir toucher, étaient-ils seulement dans sa mémoire ou bien à portée de rame ? Sylvain Tesson raconte magnifiquement tout cela dans Un été avec Homère (les podcasts sont plus agréables que leur retranscription en livre, soit dit en passant).

Pour pouvoir être nostalgique, il faut de la mémoire, des sentiments, un ancrage, la capacité d'aimer et de s'émerveiller - autant de choses que notre époque ne possède plus, ou alors par accident. Le regret de ce que l'on n'a pas connu en est peut-être la forme la plus absurde, si l'on veut, mais aussi la plus touchante. Le clip de campagne d'Éric Zemmour, parce qu'il a parfaitement saisi cela, a fait naître des larmes jusque dans des yeux que l'on croyait séchés par les écrans : les rues propres, sereines et presque vides du Paris des années 60 ; les vacances sur la Riviera ; les embouteillages sur la Nationale 7, quand on faisait couiner la manivelle de la vitre pour pouvoir entendre les cigales ; le jazz à Saint-Germain ; la politique, déjà politicienne mais préservant encore les apparences de la dignité ; le crissement des pneus de DS sur les graviers ministériels....Tout cela, ma génération ne l'a pas connu, mais elle le regrette avec une douloureuse, une insinuante tristesse.

« La nostalgie, disait l'immense Pierre Desproges, qui s'y connaissait, c'est comme les coups de soleil : ça ne fait pas mal sur le moment ; ça fait mal le soir. ». Aujourd'hui, c'est la France tout entière qui voit tomber la nuit. Comme une vieille dame toute triste, mais encore pleine de charme et d'une seigneuriale bonté, elle voit que tout s'effondre dans sa maison et elle espère que ça va aller mieux. Alors qui sont-ils, ces petits fachos de gauche, pour criminaliser la nostalgie ? Comment pourrait-on croire que la vie de 2021, avec son cortège de lois liberticides, de monstruosités vantées comme des bienfaits, de petits commis parisiens interchangeables, de barbarie au coin de la rue, va vers le progrès, vers un absurde « sens de l'Histoire » ? Le mot de Finkielkraut tombe à point nommé. La nostalgie n'est pas une « passion triste », comme le professe notre Président, comme un petit Freud de banque privée. C'est une tristesse nonchalante, si on veut, un désespoir sans éclats de voix. Il n'y a rien de criminel, là-dedans, contrairement à ce que l'on affirme du côté macroniste. Et il n'y a rien d'incapacitant non plus.

Bien au contraire : « La plus haute forme d'espérance est le désespoir surmonté », comme le disait Georges Bernanos. Nous avons la capacité de surmonter ce désespoir. La nostalgie nous y poussera comme un vent favorable. Et Alain Finkielkraut, avec sa finesse d'analyse, a su diagnostiquer ce par quoi la police de la pensée croit nous tenir : la frénésie d'aller de l'avant sans réfléchir, comme un troupeau de lemmings vers la falaise du progrès. Alors, marchons moins vite !

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15 décembre 2021 à 12:00

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