[Entretien] Bernard Antony : « L’idéologie poutiniste est la réactivation actuelle du grand rêve impérial de l’eurasisme »

Bernard Antony

Bernard Antony est essayiste et auteur de nombreux ouvrages, ancien député au parlement européen, président de l’AGRIF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) et directeur de la revue Reconquête. Il publie aux éditions Godefroy de Bouillon un ouvrage consacré à la tragédie de l’Ukraine  préfacé par Jeanne Smith : L’Ukraine face à Poutine, Répliques à la désinformation du néo-stalinisme. Un livre, si l'on en croit l'auteur, pour mieux comprendre « la farouche détermination d’un peuple à se battre contre l’envahisseur » et déciller les yeux de ceux qui, trop habitués aux pièges de la désinformation, seraient tentés  de tomber dans le piège de ce qu'il désigne comme une « « poutinôlatrie ». Au risque de « fâcher à l’intérieur des cercles qui sont les nôtres ».

Sabine de Villeroché. Dans votre ouvrage, vous retracez l’histoire tragique de l’Ukraine qui a un passé commun avec la Russie et a eu à beaucoup en souffrir. Selon vous, si les deux nations ont des racines communes, l’Ukraine a-t-elle vocation à un « devenir différent », dans quelle mesure ?

Bernard Antony. L’Ukraine a en effet un passé commun avec la Russie comme l’Allemagne avec la France ou l’Angleterre avec la France… Mais Kiev a un passé de plusieurs siècles plus lointain que Moscou qui n’a été fondée qu’en 1276. L’Ukraine a connu un « devenir différent » de celui de la Russie bien avant notre époque qui est celle de sa troisième et ultime période d’indépendance. Celle-ci a été votée le 24 août 1991 avec l’Acte de déclaration d’indépendance proclamé par la Rada, et démocratiquement entérinée par le référendum d’auto-détermination du 1er décembre 1991 où le « OUI » l’emporta massivement avec 92,3 % des voix, ce qui n’a été alors contesté ni en Russie, ni en Ukraine. Enfin, pour ce qui est encore du « devenir différent », Poutine l’a en effet hélas façonné à sa manière depuis le 24 février 2022 avec le lancement de son invasion.

Avant cette dernière indépendance trempée dans le sang de milliers de combattants et aussi de victimes civiles, l’Ukraine avait connu deux périodes de son histoire dégagées des dominations tartaro-mongoles puis russes. Il faut rappeler que l’Ukraine ("confins") a surgi à la fin du XVe siècle du phénomène "cosaque", les Cosaques étant ces paysans ruthènes organisés militairement pour repousser les dernières tentatives de pénétration mongoles et qui, un siècle plus tard, sont assez puissants pour créer un pays cosaque indépendant, "l’Ukraine", séparé par la suite en deux entités, l’une "de la rive droite", l’autre "de la rive gauche". Cette dernière a été alors fédérée à la Russie en tant que "Hetmanat cosaque", reconnu en 1654 par le traité de Pereïslav. Mais la Russie revint sur cet accord ce qui motiva la décision de l’hetman Ivan Mazepa de proclamer l’indépendance de "l’Ukraine de la rive gauche". Mais le tsar Pierre Ier y mit fin en écrasant avec d’énormes d’effectifs la petite armée de Cosaques. Ces derniers devinrent alors des vassaux de la Russie.

Mais plus tard, l’impératrice de Russie, Catherine II, décrète l’annexion totale. Notons au passage qu’elle écrivait à Voltaire : « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières que de les étendre ». Ce moyen resservira… La grande Catherine fait notamment raser l’historique camp militaire des Cosaques dit "zaporogues" (du nom de leur capitale Zaporijjia). Dès lors, l’Ukraine va être soumise tout au long du XIXe siècle à une politique intense de russification. Ainsi seront fermées les 870 écoles ukrainiennes fonctionnant en 1840. Comme on le voit, si alors l’Ukraine et la Russie ne formaient qu’une seule nation, c’est comme celle formée par l’Angleterre et l’Irlande…

L’Ukraine connait une deuxième période d’indépendance avec la Révolution russe social-démocrate de mars 1917. L’indépendance proclamée le 17 mars sera reconnue par la France et la Grande-Bretagne le 22 janvier 1918. Mais, à cette date, après la Révolution d’octobre, c’est la guerre civile en Russie. L’Ukraine sortira dépecée de cette épreuve. Quelques années après, Staline déclenchera "l’Holodomor" (génocide par la faim).

S.d.V. Vous décrivez un envahisseur russe qui ne s’est pas débarrassé de son idéologie stalinienne et un Vladimir Poutine qui n’est pas celui qui peut séduire certains milieux conservateurs. Pourtant force est de constater que son discours est à l’opposé de cette idéologie "woke LGBT" véhiculée par l’Union européenne. Vladimir Poutine n’est donc pas celui qu’on croit ?

B.A. Plus exactement, j’ai évoqué le « néo-stalinisme », en observant l’immense place progressivement donnée à Staline dans l’histoire de la Russie telle que révisée par Poutine. Alors que, parallèlement, va être interdite l’association Mémorial ayant vocation à rassembler la mémoire des camps du Goulag et des exterminations…

Mais l’idéologie poutiniste va bien au-delà de ce néo-stalinisme. Elle est la réactivation actuelle du grand rêve impérial de l’eurasisme (union de la Russie et des peuples d’Asie) visant à fédérer autour de la Russie les peuples d’Asie centrale (musulmans et autres) et la Chine. Les idéologues de l’eurasisme s’appellent, entre autres, Prokhanov, Danilevski, Narychkine… Et citons encore Alexandre Douguine, très admiré par l’intellectuel néo-païen français Alain de Benoist.

Poutine est certes opposé à l’idéologie "woke LGBT" que véhicule en effet l’Union européenne. Je n’ai d’ailleurs, pour ma part, jamais cessé de dénoncer le néo-totalitarisme eurocratique. Pour autant, ce n’est pas parce que Poutine combat l’idéologie "woke LGBT" que cela devrait amener, par un absurde réflexe binaire, à le soutenir ! On devrait alors soutenir aussi ses alliés tout aussi hostiles, Xi Jinping, Kim Jon Un, Ibrahim Raïssi. Si Poutine est parfaitement celui qu’on sait, beaucoup, hélas, ne savent pas qui il est, ce Poutine qui a, le 20 décembre 1999, présidé à la Loubianka une hallucinante cérémonie officielle de réhabilitation du monstrueux Dzerjinski, le créateur de la Tchéka qui invitait les bourreaux qu’il recrutait lui-même, à « faire souffrir leurs victimes le plus possible, le plus longtemps possible ».

S.d.V. Quel regard portez vous sur Volodymyr  Zelensky ; est-ce l’homme qu’il faut à l’Ukraine ?

B.A. Je ne suis pas un grand connaisseur du personnage que détestent les « poutinophiles ». Je sais qu’il a été élu avec une très forte majorité de voix, et pas seulement celle des ukrainophones, d’ailleurs il est lui-même russophone. Je constate qu’après neuf mois de cette poutinienne "Opération spéciale" (qui devait durer huit jours), il est toujours à la tête de l’Ukraine, ayant refusé d’être évacué quelque part en Amérique. Je ne suis pas ukrainien et c’est aux Ukrainiens de savoir si c’est l’homme qu’il faut à l’Ukraine.

S.d.V. Pour justifier l’agression de l’Ukraine, la Russie invoque la danger que fait peser sur elle cet OTAN trop présent à ses frontières. Qu’en pensez-vous ? Comment voyez-vous l’issue du conflit ? Pensez-vous, à l’instar de nos médias mainstream que la Russie est actuellement en mauvaise position, en train de perdre sur le terrain ?

B.A. J’ai écrit sur les extraordinaires retours de boomerang qui ont frappé Poutine, c’est le phénomène de "l’hétérotélie". Poutine a réveillé l’OTAN qui était avant le 24 février, selon l’expression d’Emmanuel Macron, « en état de mort cérébrale ». Angoissés par la continuité des invasions et menaces poutiniennes de la Géorgie à l’Ukraine, voilà que la Finlande et la Suède demandent leur adhésion à l’OTAN. Au fait, on ne parle pas souvent des formidables menaces que fait peser l’armée russe massée dans l’enclave de Kaliningrad.

Par médias « mainstream », je pense que vous entendez les médias grand public. J’en regarde certains, j’en lis d’autres. Mais je tiens tout autant à regarder ou à lire les vecteurs de la désinformation russe. Ce que l’on peut voir quelquefois, grâce à Rossiya I, des séances à la Douma est un sublime spectacle de fanatiques, Medvedev en premier.

Sabine de Villeroché
Sabine de Villeroché
Journaliste à BV, ancienne avocate au barreau de Paris

Vos commentaires

22 commentaires

  1. Si Poutine est un « néo-stalinien » on se demande bien pourquoi sur le drapeau national de la Russie ne se trouve plus la faucille et le marteau communiste ? Ce qui n’est pas le cas de la Chine par exemple. Quand à la dissolution de l’Association sur la mémoire sur le goulag, il semble qu’elle le soit parce que financée par les U.S.A. Ce qui parait logique dans le climat actuel. Ce qui est vrai aussi c’est que certains (communistes) se cachent derrières les crimes du nazisme qui sont réels pour masquer les leurs, mais ce qui est vrai aussi c’est que d’autres (Américains et pro-américains) se cachent derrière les crimes du communisme pour masquer ceux du nazisme. Ainsi certains ukrainiens mettent en avant « l’holodomor » pour masquer une certaine sympathie avec le nazisme (groupe Azov et etc…). Qu’il existe des néo-staliniens en Russie est une évidence, mais il existe aussi des néo-nazis en Allemagne. Alors ?

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