Du monde de Sempé au nôtre : Les ruines de l’esprit

J.J. Sempé, Garder le cap, éditions Denoël / éditions Martine Gossieaux, 2020
J.J. Sempé, Garder le cap, éditions Denoël / éditions Martine Gossieaux, 2020

En vacances en Gironde, entre deux incendies, alors que les pistes cyclables sont interdites aux cyclistes et piétons par arrêté préfectoral, je consulte, fasciné mais frustré, la carte des véloroutes et voies vertes de France sur un site qui leur est consacré. J’apprends que la Scandibérique est un réseau de voies cyclables reliant Trondheim (Norvège) à Saint-Jacques-de-Compostelle (Espagne) sur plus de 1.700 km. Fantastique !

Lorsque je parcours les sentiers forestiers le long de l’Eyre, jolie petite rivière rafraîchissante, ici ou là, des installations gymniques avec panneaux explicatifs m’incitent à faire des exercices physiques, et c’est très bien. Mon corps y trouve son compte.

Un coup d’œil sur ma boîte mail me signale de nouveaux articles du site Causeur. Celui de Thomas Morales, « Sempé, dessine-moi encore la France ! », me met en joie. Quelques phrases sont des morceaux d’anthologie :
« Il était un rempart à la veulerie généralisée. »
« Grâce à lui, j’ai pu communier enfin avec mon pays et lui trouver des excuses. Il m’a rendu moins amer avec ma géographie intime. »
« Il était à l’opposé de notre époque geignarde et souillonne qui, à force de vouloir tout dénoncer, a perdu le sens du beau et du friable. »

Quel bel esprit à la fois poétique et tendrement critique que celui de Sempé.

Mais le zapping brutal de cette carte européenne du bien-être physique à l’article de Morales sur Sempé me laisse un goût amer. Pourquoi ai-je le sentiment qu’entre Sempé et nous, un gouffre s’est creusé ? Que s’est-il passé ?

Nous assistons, je crois, à un déficit d'esprit, parce qu'on a tout misé sur le corps, de moins en moins sur l'esprit. Le pape Pie XI appelait ça les mystiques humaines, des manières humaines de chercher un absolu. Une catastrophe pour l’humanité ; elles ont accouché de deux monstres : la dictature marxiste-léniniste immédiatement suivie par la dictature nazie. Mystique du corps social pour l'une et du corps racial pour l'autre. Après la libération sexuelle de Mai 68, mystique du corps exalté, nous vivons aujourd'hui dans la continuité des mystiques humaines dans une logique matérialiste, celle du corps hygiénique. Dans tous les cas de figure, l'esprit ne trouve pas son compte.

Jamais l'âme et le corps n'ont été aussi séparés. Descartes jubile.

Dans la Rome antique, on tenait les masses populaires dans une relative servilité avec du pain et des jeux (panem et circenses). Aux temps des matérialismes modernes, le pain et les jeux ne suffisaient plus. Il fallait trouver au corps des justifications, des préoccupations qui élèvent l’humanité, qui lui donnent des ambitions au niveau de l’esprit. Le vieil adage mens sana in corpore sano donnait encore la priorité à l’esprit, mais on n'en est plus là, on est dans la sublimation du corps au détriment de l'esprit.

Les années 20 du XXe siècle étaient marquées par l’insouciance de l’entre-deux-guerres. Dans nos années 20, on n’est pas dans l’insouciance, on est dans l’angoisse d’un corps hygiénique, en bonne santé physique. Pour la santé mentale, on a les antidépresseurs et les psychothérapeutes à tous les étages. On en a eu un exemple historique avec la crise du Covid : rien pour l’esprit, et surtout pas l’esprit critique.

Contrairement à ce qu'écrit Merleau-Ponty (Le Visible et l'Invisible), ce n'est pas seulement dans le visible que résident les ruines de l'esprit, c'est dans toute une conception moderne de l'homme, de la connaissance et du monde, qui s’est construite sur la négation de l'être.

Morales termine ainsi son article : « Sempé était l’écrivain souterrain de nos bonheurs disparus. » Les ruines de l’esprit sont définitivement celles de la métaphysique et de la poésie. Plus qu'un problème culturel, c'est une question anthropologique. Que nous disent le transhumanisme, le wokisme, l’ingérence LGBT à l'école ? Le corps, c'est tout. L'esprit en est réduit à ce que je construis, ou j'imagine construire, autour de mon corps et de ses pulsions. On a glissé subrepticement, presque inconsciemment, de la civilisation de l'image vers la civilisation du fantasme. Mais peut-être, plutôt que des ruines, faudrait-il parler d’un étouffement de l’esprit par une incompréhension des liens entre le corps et l’âme, conséquence directe du dualisme cartésien et de sa vision de l’homme : un ange conduisant une machine. Si le corps est une machine, tout est possible.

Mais l'heure n'est plus aux lamentations. Il est temps de se retrousser les manches, de redonner, comme disait Maritain, « la primauté au spirituel ».

Ce jeudi, à la messe dans la petite église d’un village de Gironde, j'ai vu les bigotes de Sempé, souvent agenouillées malgré les rhumatismes. J'ai le sentiment que l'avenir de la France repose aussi sur leurs prières.

Frédéric Marc
Frédéric Marc
Cadre culturel

Vos commentaires

14 commentaires

  1. Ne croyez pas que la spiritualité soit forcément absente de l’athéisme, pour moi la dernière transcendance c’est l’humanité. Jésus a ouvert la voie en étant Dieu-fait-homme, il a sacralisé la personne humaine, dans laquelle il y aurait une étincelle divine. Toutes les études sur les « enfants sauvages » le prouvent : nous ne devenons pas humains seuls, notre pensée ne se développe pas sans le langage, que nous n’acquerrons que par le contact avec d’autres humains, sans les interactions entre humains.
    La transcendance c’est ce qui est plus grand, dépasse, et le concept d’humanité est effectivement plus grand que les hommes eux-mêmes.

  2. Si prier servait à quelque chose, depuis le temps, ça se saurait, Diogène, avJC, disait déjà que si on accrochait aussi des ex-voto pour les prières non exaucées, tous les murs de tous les temples du monde n’y suffiraient pas.

  3. « Nous assistons, je crois, à un déficit d’esprit, parce qu’on a tout misé sur le corps, de moins en moins sur l’esprit. » En résumé, nous assistons, contraints et forcés, au triomphe du matérialisme avec ses deux têtes : la Franc-Maçonnerie d’autant plus triomphante que masquée (nombre de FM au gouvernement?) et surtout le grand retour du communisme stalinien, lui aussi ayant fait croire à sa disparition simultanée à celle de l’URSS.
    Un avantage : notre avenir est écrit. Il est visible en toutes lettres à Pékin et Pyon-Yang.

  4. Une vraie dissertation philosophique comme on en a perdu l’habitude: 10/10. Sempé gardait cet esprit fin, plein d’humour et tellement Français qui a été remplacé par la caricature grossière et obscène (« bête et méchante » revendiquée) qui s’est fait jour avec Harakiri et ses successeurs. Tout n’est pas perdu heureusement . Il reste des dessinateurs de talent et l’esprit Français n’est pas mort!

  5. L’esprit des bigotes n’est souvent guère éloigné de leur corps, et les rhumatismes ( avec les corrélations météorologiques éventuelles) sont volontiers leur sujet de conversation de prédilection.
    La santé occupe tout l esprit de bien des français, en particulier des personnes âgées. C’est heureusement différents chez d’autres populations.

    • Je pense que les bigotes en fin de vie font un retour sur leur passé et à l’approche de leur mort s’interrogent sur le sens de la vie, essayant d’entraîner leurs vieux os sur le chemin de la spiritualité.
      Elles comprennent au-delà de leurs souvenirs embrouillés que seule va rester et peut-être survivre après la poussière la pauvre âme humaine. En tout cas, c’est leur intuition.

  6. Merci pour Sempé et les autres…
    Merci pour ceux qui gardent la Foi.
    Cette année en vacances j’ai eu revu les dessins de Jacques Faizant , ceux avec Giscard …un petit chef d’œuvre d’humour prémonitoire sur une France disparue..

    Vous nous parlez de notre âme, mais en avons nous encore une ?

  7. Il suffit de voir la crise du covid, on veut soigner les corps mais pas les âmes, d’où les dégâts collatéraux !
    Mon corps m’appartient, donc je peux avorter quand je veux, mais quid aussi des traumatismes à venir car l’acte n’est pas anodin et un jour ou l’autre la culpabilité finira bien par vous envahir !
    Il y a encore bien des exemples que je ne peux citer tant la liste est longue !

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