Droite-gauche, c’est fini : Le moment populiste (6)
Durant le mois d’août, Boulevard Voltaire fait découvrir à ses lecteurs un livre récent que la rédaction a apprécié. Chaque jour, un nouvel extrait est publié. Cette semaine, Le Moment populiste. Droite-gauche, c’est fini !, d’Alain de Benoist.
L’idée de progrès, forme séculière de la croyance en la Providence, est elle-même entrée en crise, et l’idée que demain vaudra nécessairement mieux qu’aujourd’hui est quasiment morte sous l’effet de la dynamique d’accélération permanente qu’a bien théorisée Hartmut Rosa. Les « lendemains qui chantent » ont disparu, laissant place à une peur diffuse de l’avenir qui nourrit pensées de la catastrophe et fantasme du désastre. « L’avenir est vidé de promesses » (André Gorz). Cette peur de l’avenir, jugé porteur avant tout de menaces, s’accompagne paradoxalement d’une tendance à gommer le passé. « Le refus du passé, attitude superficiellement progressiste et optimiste, remarque Christopher Lasch, se révèle, à l’analyse, la manifestation de désespoir d’une société incapable de faire face à l’avenir ». Tout « présentisme » interdit de se représenter l’avenir autrement que comme un saut dans l’inconnu.
Cette perte des repères est due avant tout au fait que, pour l’idéologie dominante, l’homme n’est pas fondamentalement social et qu’il peut se construire lui-même à partir de rien, tous les hommes étant de surcroît posés comme fondamentalement identiques (« les mêmes ») et donc substituables les uns aux autres. Sur le plan normatif, l’objectif devient alors de favoriser tout ce qui lui permet de devenir encore plus « indépendant » de ses semblables : exaltation du « nomadisme », libre circulation des hommes et des capitaux, éloge des hybridations de toutes sortes, négation des identités collectives, éradication des cultures particulières, amnésie programmée du passé, évacuation des préoccupations identitaires, critique de toutes les formes d’appartenance et de filiation. La « libéralisation des mœurs » résulte elle-même de la nécessité de soumettre à la consommation capitaliste toutes les aires de la vie sociale, la gauche ne défendant plus qu’une liberté indéterminée, indifférente aux conditions institutionnelles et sociales-historiques permettant de l’instaurer, qui est aussi celle de l’anthropologie libérale.
Or, le peuple n’interprète pas la suppression de toutes les normes comme synonyme d’une plus grande liberté. Spontanément hostile à une « contre-culture » qui a entrepris de déconstruire tous ses repères sur la base d’une conception abstraite de la liberté dépouillant celle-ci de toute référence à un cadre normatif substantif, il perçoit confusément qu’être libre, ce n’est pas s’arracher et refuser mais adhérer et participer (à des lieux, à des situations, à des manières de vivre), ce qui implique de reconnaître les conditions (notamment les obligations réciproques) qui permettent l’autonomie des communautés humaines. Dans un monde où toutes les formes d’autorité ont été délégitimées les unes après les autres, à la seule exception de l’autorité technique des « experts », et où les seules institutions appelées à réguler les rapports des hommes sont le contrat juridique et l’échange marchand, il lui arrive de réaliser que cette perte de sens est liée à la façon dont les relations économiques ont pris le pas sur les relations sociales, le primat de l’économie et les « furies de l’intérêt privé » (Marx) entraînant une réification de l’existence humaine qui met un terme à la socialité organique, à l’interdépendance humaine. « L’économie transforme le monde, mais seulement en monde de l’économie », disait Guy Debord.
Le déchaînement des logiques de l’illimité dans un monde privé de repères suscite dans les esprits un malaise identitaire et existentiel profond. Quand on parle de populisme, il faut tenir compte de ce malaise, encore aggravé par l’intériorisation de l’idée qu’il n’y pas d’alternative à la disparition de tout horizon de sens au sein du monde de la reproduction économique : « Le monde ne doit plus être ni interprété ni changé : il doit être supporté » (Peter Sloterdijk). « Notre héritage fait de nous des inadaptés par rapport au monde qui dévalorise ce que nous sommes portés spontanément à valoriser et qui porte au premier plan ce que nous regardions de haut », observe Marcel Gauchet. Le peuple est sensible à cette inversion des valeurs.
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