Rapport Sauvé : l’Église en procès, ou le procès de l’Église ?
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Un tsunami, une déflagration, une gifle, un uppercut : les superlatifs ne manquent pas pour qualifier le rapport, commandé et payé par l’Église de France (3 millions d’euros), que Jean-Marc Sauvé a conduit pour la CIASE, la « Commission d’investigation sur les abus sexuels dans l’Église », instaurée en 2018. Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, haut fonctionnaire aux états de service prestigieux, catholique et père de trois enfants, a donc remis solennellement à Mgr de Moulins-Beaufort, président de la Conférence épiscopale française, et à Sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, les conclusions et recommandations de ce rapport.
Commandée en 2018, cette enquête sur « les violences sexuelles dans l’Église catholique, France 1950-2020 » a été menée par une vingtaine de membres, choisis « sans aucune interférence extérieure » et experts dans divers domaines : sociologie, psychiatrie, secteur social et éducatif, histoire, théologie, droit civil et canonique. Trente-deux mois de travail, un rapport de 485 pages flanquées de 2.000 pages d’annexes pour aboutir à un chiffre effarant, inimaginable : 216.000 mineurs auraient été victimes de violences sexuelles dans l’Église, dans les 70 dernières années. Entre 1950 et 2020 le clergé français a compté près de 3.000 prêtres prédateurs sexuels sur 115.000, soit environ 2,8 % du clergé.
Méthodes scientifiques utilisées pour parvenir à ce chiffre.
Dans son avant-propos, le rapport explique que la parole des victimes « a été la matrice du travail de la commission ». La connaissance et le témoignage des victimes ont été rendus possibles par les enquêtes archivistiques (archives de 31 diocèses, du ministère de l’Intérieur et de la Justice, articles de presse) et par les appels à témoins : selon les chiffres donnés par Jean-Marc Sauvé lors de sa conférence de presse, mercredi, les appels à témoignages ont permis de recenser 2.700 victimes, quand l’enquête archivistique en a identifié 4.800. 243 auditions de victimes ont aidé à dresser un tableau « qualitatif » des violences subies.
Par ailleurs, « afin de mieux caractériser la population des personnes ayant été abusées et d’étudier les logiques sociales et institutionnelles qui auraient favorisé ces violences, la CIASE a sollicité la sociologue-démographe Nathalie Bajos, directrice de recherche INSERM et spécialiste des enquêtes sur la sexualité et le genre » pour mener une enquête en population générale sur 28.010 personnes.
Avec son équipe, dont notamment le sociologue Josselin Tricou, auteur d’une thèse sur Des soutanes et des hommes, subjectivation genrée et politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980, la sociologue et démographe a rendu une étude de près de 500 pages. Elle livre ce chiffre fatal de 216.000, déterminé selon, donc, la méthode du sondage scientifique, « évaluation à plus ou moins 50.000, intervalle de confiance à 95 % », explique Jean-Marc Sauvé. Évaluation qui grimpe à 330.000 enfants abusés si on inclut les laïcs « en mission d’Église », c’est-à-dire les personnes œuvrant dans les aumôneries, les établissements d’enseignement catholique, les aumôneries, etc.
Grâce à cette étude, l’INSERM et la CIASE alertent sur un phénomène qui touche la société entière : 5,5 millions de Français aujourd’hui majeurs auraient été victimes d’actes pédophiles, dans les cercles familiaux et amicaux, dans l’Église donc, mais aussi dans le sport, à l’école… Les agissements d’un Olivier Duhamel ne relèvent pas d’un cas isolé mais d’un phénomène massif. On attend les enquêtes publiques menées dans la société française sur le modèle de ce que fait aujourd’hui l’Église.
Le procès de la « domination masculine » dans l’Église
Au-delà de l’étude chiffrée et dévastatrice, la sociologue Nathalie Bajos s’interroge sur les raisons de l’omerta, sur ce qui a poussé, pendant des décennies, certains clercs et hauts prélats à privilégier la logique institutionnelle à la vérité, nue et cruelle.
À cet égard, elle porte sur l’Église en tant qu’institution un regard qui semble démentir le jugement porté par Jean-Marc Sauvé sur les experts qu’il a lui-même choisis, « pour leurs compétences et leur impartialité, de toutes opinions et confessions ». Ainsi, elle conclut les 500 pages de son étude par une accusation sans appel : « L’institution ecclésiale revendique encore ouvertement la domination masculine et l’inscrit dans sa culture et dans ses structures. Tant qu’elle refusera de renoncer au monopole masculin du pouvoir et à sa métaphorisation paternelle qui, toute symbolique qu’elle soit (sic), n’en a pas moins des effets réels, le risque de violence sexuelle au sein de l’Église catholique restera d’actualité. »
En clair, l’Église « observatoire privilégié de la domination masculine, et plus précisément du fonctionnement d’un système patriarcal » est coupable, et le restera, tant qu’elle demeurera l’Église ! Confondre ainsi l’omerta, l’abus de pouvoir et la lâcheté avec l’exercice d’une autorité paternelle, dénoncer une prétendue masculinité toxique de l’Église en évoquant la fonction sacrée du sacerdoce : l’amalgame est dangereux.
Que l’Église de France, dans un effort louable d’humilité, de contrition et de transparence face à des actes indicibles ait voulu percer l’abcès est une bonne chose. Qu’elle se soit, pour cela, aliéné les services d’experts dont on peut raisonnablement douter de la neutralité est une erreur qu’elle paiera cher.
Des recommandations révolutionnaires
Dans le même fil, Jean-Marc Sauvé, à l’issue de son rapport, formule 45 recommandations : « La commission propose des mesures sur les questions de théologie, d’ecclésiologie et de morale sexuelle parce que, dans ces domaines, certaines interprétations ou dénaturations ont, selon elle, favorisé abus et dérives. Elle fait aussi des propositions dans les domaines de la gouvernance de l’Église, de la formation des clercs, de la prévention des abus et de la prise en charge des agresseurs. » Plaidant longuement pour la mise en place de garde-fous indispensables afin que le phénomène de pédérastie pédophile dans l’Église soit éradiqué (80 % des victimes sont des garçons de 10 à 13 ans), il n’en formule pas moins d’autres recommandations surprenantes : ainsi, la commission enjoint l’Église de reconnaitre « la responsabilité civile et sociale de l’Église indépendamment de toute faute personnelle de ses responsables ». De passer au crible « la constitution hiérarchique de l’Église catholique au vu des tensions internes sur sa compréhension d’elle-même : entre communion et hiérarchie, entre succession apostolique et synodalité et surtout entre l’affirmation de l’autorité des pasteurs et la réalité des pratiques de terrain, de plus en plus influencées par des fonctionnements démocratiques ». Ou encore de « développer l’esprit critique et les capacités de réflexion et d’élaboration des séminaristes et des novices, notamment sur les questions d’autorité et d’obéissance », mais aussi de revenir sur le secret de la confession, d’ordonner prêtre des hommes mariés (il se réfère au synode sur l’Amazonie), de renforcer la présence des laïcs et des femmes dans les sphères décisionnelles catholiques… Si l’Église ne suit pas ces recommandations, alors ce rapport n’aura servi à rien, dit-il.
Commandé par l’Église de France, ce rapport pourrait l’affaiblir doublement. D’une œuvre de purification nécessaire, on pourrait arriver à une œuvre de déstabilisation de ses fondements, d’une Église en procès au procès de l’Église.
Est-ce que cela serait rendre véritablement justice aux victimes ? Pas sûr.
L’impossible réparation se fera-t-elle au prix d’une révolution culturelle ?
Ce serait, assurément, agir au détriment des plus de 97 % des prêtres et religieux qui, humblement, quotidiennement, sans bruit mais avec le panache d’une conscience droite et d’une vie offerte, œuvrent dans l’Église et portent déjà, aux yeux du monde et des médias, la responsabilité des crimes de quelques-uns.