[L’œil américain] Débat sur l’avortement : une Amérique fracturée

cour suprême états-unis

En juin dernier, la Cour suprême provoquait un séisme médiatique et politique en remettant en cause sa jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacrait le droit à l’avortement au niveau fédéral. Après son revirement, les États retrouvaient alors la possibilité de l’interdire ou de le restreindre. Joe Biden avait immédiatement pointé du doigt Donald Trump : les trois juges qu’il avait nommés à la Cour suprême étaient au cœur de la décision qui supprimait « un droit fondamental des femmes dans ce pays ». Le président américain percevait dès ce moment-là l’occasion qui se présentait à lui d’utiliser cette polémique dans la perspective des élections de mi-mandat et de freiner ainsi la vague républicaine annoncée.

« Cet automne, Roe est sur le bulletin de vote. Les libertés individuelles sont sur le bulletin de vote. Le droit à la vie privée, à la liberté, à l'égalité, sont tous sur le bulletin de vote », proclamait-il.

La décision de la Cour suprême avait propulsé la question de l’avortement au-devant de l’actualité politique et, paradoxalement, telle était bien l’intention des juges ayant provoqué ce bouleversement. Contrairement à l’image que l’on tentait de nous en donner en France, la Cour suprême n’avait pas supprimé le droit à l’avortement mais contesté sa constitutionnalité, et donc sa « sacralité », afin d’en faire à nouveau une question soumise au débat démocratique.

« Pendant les 185 premières années qui ont suivi l’adoption de la Constitution, chaque État a été autorisé à traiter cette question conformément aux vues de ses citoyens », écrivait le juge Samuel Alito, signataire de la décision. D’après lui, la Cour, en 1973, avait « usurpé le pouvoir de traiter une question d’une importance sociale et morale profonde que la Constitution laisse sans équivoque au peuple ».

Un « retour au peuple » qui n’était pas forcément une très bonne nouvelle pour les candidats républicains. Quelques mois plus tard, en novembre, les résultats des élections de mi-mandat douchaient leurs espoirs de reconquête des deux assemblées. La polémique sur l’avortement n’y était pas pour rien. Une étude d’opinion publiée juste après les élections révélait que 27 % des électeurs déclaraient que l'avortement avait été le principal enjeu motivant leur vote. Ce qui le plaçait en seconde position, juste derrière l'inflation, qui recueillait 31 %, et devant la criminalité (11 %), la politique sur les armes à feu (11 %) ou, enfin, l’immigration (10 %).

Donald Trump qui, avec ses proches de l’aile MAGA (Make America Great Again) du parti, a souvent été rendu responsable des mauvaises performances de novembre, déclarait récemment, sur sa plate-forme Truth Social, que la « question de l'avortement » avait été mal gérée par de nombreux républicains qui avaient « perdu un grand nombre d’électeurs » en refusant des exceptions, notamment en cas de viol ou d'inceste.

Depuis la décision de la Cour suprême, le pays est divisé entre États ayant pris la décision d’interdire ou de restreindre le droit à l’avortement et ceux qui, au contraire, ont fait le choix de le maintenir ou de le renforcer. Un journal comme le New York Times publie en ligne un suivi régulièrement actualisé de l’évolution des législations étatiques qui montre l’extrême variété des positionnements et les nombreux recours juridiques susceptibles de les faire encore évoluer. À ce stade, on estime qu’environ la moitié des États devraient, in fine, promulguer des interdictions ou des limitations.

Le 23 février dernier, le Public Religion Research Institute (PRRI) a publié une nouvelle étude d’opinion réalisée entre mars et décembre 2022 sur un large échantillon représentatif. Sur l’ensemble des Américains, 64 % considèrent que l’avortement devrait être légal dans la plupart ou dans tous les cas (+9 % depuis 2010), tandis qu'environ un tiers (34 %) disent qu'il devrait être illégal dans la plupart ou dans tous les cas.

Élément intéressant, la décision de la Cour suprême, en juin, n’a pas engendré de fortes variations sur le soutien au droit à l’avortement qui est resté constant, entre 62 et 65 %, de mars à décembre 2022.

Une majorité très nette, mais lorsque l’on observe cette adhésion à travers le critère de l’affiliation politique, on retrouve une fracture également très nette : 86 % des démocrates favorables, pour seulement 36 % chez les républicains.

D’un point de vue générationnel, les jeunes de 18 à 29 ans sont plus nombreux à être favorables à l’avortement (68 %) mais, là encore (élément significatif), ils sont aussi les plus polarisés avec le taux le plus élevé de ceux qui considèrent que l’avortement devrait être illégal dans tous les cas (11 %) et le taux le plus élevé de ceux qui considèrent qu’il devrait être légal dans tous les cas (38 %).

Le sujet de l’avortement révèle donc, derrière un apparent consensus, de fortes lignes de fracture politiques et géographiques qui, associées aux tensions liées aux questions de l’immigration et du wokisme, témoignent du malaise dans la civilisation américaine.

Frédéric Martin-Lassez
Frédéric Martin-Lassez
Chroniqueur à BV, juriste

Vos commentaires

2 commentaires

  1. Et le droit à la pilule, le stérilet ou la capote, il est où?
    Je constate que toute personne ne désirant pas d’enfants a tous les moyens à sa disposition pour ne pas en avoir (même le droit d’abstinence ;-) ) . En effet, même en cas de viol (que je condamne, c’est une évidence, pour moi, un viol est l’équivalent d’un crime), la pilule du lendemain est efficace!
    Et gratuite quoi qu’il en soit, pour toutes, si elles ont oublié la capote!
    Mais j’ai la triste impression que la nécessité de se prendre en charge est trop difficile pour nombre de personnes!
    Tellement mieux de se faire charcuter, endormies, n’est ce pas?
    Nombre de jeunes filles m’ont dit que de prendre une pilule tous le matins, voire se faire poser un stérilet (il y en a pour les primipares) était pesant…

  2. Ces Américains sont extraordinaires : ils se préoccupent de moralité individuelle avec passion mais ne voient aucun inconvénient à ce que leur État fédéral utilise mensonges et tromperies pour conduire leurs guerres économiques en marchant sur le corps de leurs alliés comme de leurs ennemis . Si c’est cela la Démocratie, mieux vaut s’en passer !

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