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Assurément, le capitalisme est devenu un phénomène global et total. Il est, tout à la fois, arasement et arraisonnement, processus et mouvement, dynamique et dynamitage. Il se traduit, dans sa manifestation la plus éclatante, dans son irréfutable évidence, comme une réification de l’homme, une déshumanisation de l’être, une enflure pathologique de l’avoir. De ce point de vue, eu égard aux profonds bouleversements anthropologiques qu’il induit, n’est-il pas douteux qu’Homo economicus (ou Homo consumans, son alter ego) se soit désormais irrémédiablement éloigné de l’honnête homme du XVIIe ou du XVIIIe siècle.

Le nouvel essai que lui consacre l’économiste Guillaume Travers ne manquera pas de convaincre les indécis. Formateur de l’Institut Iliade et plume aussi régulière que coruscante de la revue des idées Éléments, l’auteur, en une soixantaine de pages denses et stimulantes, dresse le panorama limpide de ce qu’il convient de savoir sur les institutions, les origines et les critiques du capitalisme.

Une des idées directrices fondamentales – déjà présente, et pour cause, dans un précédent essai tout aussi lumineux du même auteur, Économie médiévale et société féodale, chroniqué en ces colonnes – de l’exposé réside dans la déliaison sociale et le délitement communautaire qu’engendre l’économie capitaliste désertant, précisément, le domaine restreint et domestique de l’oïkos pour embrasser – d’abord –, subsumer – ensuite – le politique en l’indexant aux seuls intérêts individuels. Parce qu’elle n’est plus enchâssée dans un réseau complexe – au sens systémique du terme – d’interdépendances sociales, l’économie, en levant le voile pudique qui recouvrait les pulsions faustiennes de l’homme, lui laissant ainsi entrevoir l’infini de ses potentialités démiurgiques les plus folles – dont le délire transhumaniste n’est pas la moindre des expressions hypermodernes –, a définitivement supplanté le politique – après l’avoir néanmoins longtemps concurrencé, jusqu’à ce que le politique cesse d’opposer une quelconque résistance aux menées impérialistes du marché. Guillaume Travers s’adosse à Karl Polanyi et à son maître ouvrage, La Grande Transformation, même s’il aurait pu tout aussi bien mentionner Marcel Mauss, les deux penseurs ayant magistralement mis en évidence le caractère foncièrement holiste de l’échange marchand, lequel, dans la société précapitaliste, était appendu à la conservation de la communauté, son souverain bien.

Ce passage progressif de la communauté organique (verticale) à la société atomisée de marché (horizontale) a eu pour corollaire une transmutation radicale des valeurs anciennes. Ainsi, l’homme, considéré désormais pour lui-même comme la principale mesure de ce qui, auparavant, apparaissait comme nécessaire et antérieur – et, précisément, ne dépendait nullement de son jugement ou de ses caprices –, s’est mis à concevoir chaque bien en fonction de l’utilité, relative et contingente, qu’il en éprouvait égoïstement – sinon, plus tardivement, narcissiquement. De ce point de vue, l’individualisme – soit la quête perpétuelle et addictive de la maximisation des intérêts individuels – surplombe le capitalisme. Parce que la souveraineté de l’individu est au cœur de la philosophie libérale des Lumières, Travers est fondé à soutenir, sans conteste, que « rétrospectivement, “libéralisme” et “capitalisme” apparaissent comme essentiellement synonymes ». Parce que tout est librement interchangeable en fonction d’un prix contractuellement fixé – et non en vertu de la valeur intrinsèque des choses –, n’est-il pas étonnant qu’un ventre puisse être loué de la même façon que se vend le tout récent SUV ou le dernier iPhone. C’est dire encore que le capitalisme conduit logiquement à la marchandisation du monde, les biens comme les rapports humains se quantifiant monétairement. L’esprit du capitalisme relève d’une sorte de mercenariat : vendre et se vendre au plus offrant.

Au-delà de Marx, Guillaume Travers nous incite, avec René Guénon, Werner Sombart, Julius Evola ou Charles Péguy, à penser la modernité capitaliste comme une régression spirituelle autant que comme un équarrissoir des peuples et de leurs traditions. Il importe de réenchanter le monde. Galvanisant !

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11 octobre 2020 à 9:54

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