Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

- Il doit mourir, commandant, et tu le sais.
- Pourquoi l’avoir ramené, alors ? Vous n’aviez qu’à le tuer là-bas au lieu de le rapatrier.
- Parce que nous devions nous en assurer. Un temps, j’ai cru qu’il aurait pu nous être utile. Je voulais voir jusqu’où les mécréants l’avaient corrompu et surtout comment. Mais c’est inutile, désormais, cet ennemi n’a rien d’humain. Nous devrons être davantage vigilants à l’avenir. Il ne faudrait pas que ces déviances se multiplient, ce serait dangereux pour nous.
- En quoi les agissements de mon frère mettraient en danger notre foi ? Ce n’est qu’un élément isolé égaré par ses sentiments humains. Il était amoureux de cette fille, c’est certain, et le vieux a dû lui bourrer le crane avec ses enseignements, point. Je ne crois pas que cela mette en danger la gloire d’Allah.
Le fonctionnaire fronça les sourcils :
- Qui a parlé d’Allah ? Qui a parlé de foi ? Je ne parle pas de cela, commandant. Je te parle d’équilibre politique et de sauvegarde du pouvoir. Nous jugeons de l’intention et non des actes ! La Maddahith n’est pas une officine qui traque les hérétiques et les apostats. Le destin de l’âme ne rentre pas en ligne de compte chez nous.
- Alors, quels sont ses crimes ? Tarek était interloqué. Si vous considérez qu’il n’a pas commis d’apostasie ou si la Maddahith est incompétente là-dedans, de quel droit le condamneriez-vous à mort ?
- De quel droit ? Mais qu’est-ce que le droit ? Nous ne connaissons que la loi en tant qu’instrument du pouvoir et comme moyen de l’assurer. Nous n’œuvrons pas pour garantir des droits ou des devoirs mais pour préserver cette société afin que rien ne puisse jamais en compromettre l’équilibre. Nous ne sommes ni des imams ni des juges, commandant. Nous ne rendons de comptes à personne car nous seuls jugeons dans l’intérêt de cette fragile civilisation. C’est notre seule et unique mission. Il doit mourir et secrètement. Il n’est pas un ennemi de la foi, il est l’incarnation d’une rébellion bien pire que l’apostasie. Il doit mourir non parce qu’il est l’Ennemi mais parce qu’il en est devenu un librement. Il doit être ôté comme une tumeur d’un organe encore sain avant la généralisation du mal.

Tarek s’assit, accablé, le visage dans les mains. « Quand ? » murmura-t-il.
- Maintenant. Il n’y a aucune raison d’attendre et nous devons être certains qu’il n’y aura aucune conséquence.
- Mais il n’a tué personne, il n’a fait de mal à aucun d’entre nous, répliqua Tarek à mi-voix. Le moudjahidine sentit l’abîme s’ouvrir sous ses pieds. Il s’est simplement égaré, laissez-moi lui parler. Je le remettrai sur la voie !
- Il a tenté de tuer plusieurs de nos hommes à Sarajevo hier. Et nous jugeons de l’intention plutôt que de l’acte, je me moque de savoir si vous croyez pouvoir sauver son âme. Ce n’est pas Fadi Saïf qui doit disparaître, mais l’embryon de symbole qu’il représente désormais.
Il s’approcha de Tarek et posa un revolver sur la table. Mais vous avez raison, c’est à vous de le remettre sur la voie. Vous allez le tuer, vous devez le faire. Pour que cela reste confidentiel mais aussi par fidélité envers les vôtres. Je vous l’ai dit il y a quelques jours, nous devons nous assurer que le fruit pourri n’a pas contaminé la branche. En tant que commandant des moudjahidines et parent proche, c’est à vous de régler cette affaire.

Il se pencha davantage, ses lèvres grises s’approchèrent de l’oreille de Tarek :
- Dans une heure.
Tarek hocha la tête sans le regarder. Il avait compris. Une heure. Le sbire de la Maddahith sortit sans un regard pour Jamal qui entrait. Le moudjahidine n’y prit pas garde. Il n’avait d’yeux que pour Tarek dont le visage livide et défait était l’expression même du désespoir.
Il s’assit en silence, attendant que son chef ouvre la bouche. Tarek se mit à murmurer de sorte à ce que son bras droit ne sache plus s’il lui parlait ou s’il pensait à voix haute :
- Des jours et des mois de traque qui s’achèvent comme ça. Je vais devoir l’exécuter. Il ne faut pas que ce soit quelqu’un d’autre. Je luis dois au moins cela.
- Fadi n’est plus un enfant, répondit Jamal. Il a agi librement en conscience. Tu n’as rien à te reprocher, chef. C’est lui, le criminel, pas nous ni même la Maddahith.
Criminel… Tarek ne voyait pas Jamal, il n’était pas certain qu’il l’écoute. Devant lui dansaient les spectres des morts. La jeune rebelle, le vieux fou, les autres… et tous ces anonymes que Fadi rejoindrait ce soir pour peupler ses cauchemars. Roi des spectres dans un panthéon de trophées qu’il retrouverait dans son sommeil. Il avait échafaudé tous les plans pour l’en sortir. Pendant la traque, il se forçait à s’imaginer qu’il trouverait bien un moyen de le sauver. Ou alors qu’une explication lui servirait de circonstance atténuante. Il s’était volontairement aveuglé et le savait. Au fond de son cœur, il pressentait cet inévitable épilogue.
Jamal restait coi. Son éducation et ses connaissances ne lui permettaient pas d’exprimer verbalement ses sentiments.

- Commandant, qu’est-ce qu’on fait ?
Tarek leva les yeux, il semblait avoir repris contenance. Jamal lut en lui cette détermination qui précédait les coups durs. Le moudjahidine était de retour.
- Tu rassembles l’escouade dehors et le rat de la Maddahith. Puis tu vas chercher le traître.
- Tu ne préfères pas être seul ?
- Non ! Je veux qu’il y ait des témoins. Si cette affaire devait fuiter sur la Grand-Place, que tout le monde sache que l’honneur des Saïf a été défendu et que tous les traîtres, quels que soient leur rang social ou leurs privilèges, n’auront nulle part ou se cacher. J’ai juré de défendre ce Califat contre tous ses ennemis, fussent-ils mes propres frères.
Il avait parlé d’une voix claire et forte, ses prunelles brillaient sous le coup de l’exaltation. Puis il se radoucit et reprit :
- Dans le chaos de ces derniers jours, au-delà des deuils et des morts, l’ordre doit être préservé à tout prix.
Jamal hocha la tête et partit précipitamment. Juste avant qu’il ne franchisse la porte, Tarek le rappela :
- Préviens-le avant. Et donne-lui ça (il lui tendit une lettre), Fadi la portait lorsqu’il a été arrêté. Dans l’état actuel des choses, il peut bien la lire, conclut-il.
Jamal disparut. Resté seul, Tarek pleura comme un enfant.
Dans la cellule sombre, Fadi se tenait debout. Dans un cliquetis de serrure, Jamal avait disparu aussi vite qu’il était venu. Dans moins d’une heure, il allait mourir. Il ne ressentait rien. Cette fin, Fadi l’avait acceptée depuis longtemps. La lettre de Jean était posée sur la table. Le jeune homme la regardait. Peut-être qu’il y trouverait des paroles réconfortantes. Une explication éclairée sur la raison de son existence et la violence de sa fin. Mais, au fond, il commençait déjà à comprendre.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 12:11.

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13 septembre 2019 à 11:53

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