[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Cas non conforme

ASGARD21

Pour retrouver l'épisode précédent, c'est ici.

C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire. BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement, la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…

Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.

Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.

 

Chapitre 18

Cas non-conforme

 

Ça ne pouvait pas être un bateau. Ou alors d’une taille curieuse, et d’une forme… ou alors…

Un quart d’heure venait de passer. Il était 4 h 02 à la montre de Duncan qui, par réflexe naissant plus que par nécessité, dans cette nuit noire, cachait ses aiguilles luminescentes sous son autre main. La forme qu’il venait d’apercevoir au loin, dans ses jumelles, n’était pas celle d’un bateau – mais ce n’était pas « rien » non plus. Il avait déjà entendu parler des hallucinations nocturnes qui saisissent les soldats fatigués pendant les marches de nuit. La forme, cependant, était bien là.

— Deborah ? Avez-vous vu là-bas, sur l’eau…

— Je vois une sorte de masse, chuchota Deborah, toujours rivée à ses jumelles. Attendez, j’ajuste.

La masse grossissait lentement en s’approchant du rivage. Duncan et Deborah mirent un peu de temps à croire ce qu’ils étaient en train de voir.

— On dirait… commença Duncan.

— Un sous-marin ! acheva Deborah.

Le sous-marin - car c’en était un - fendait la mer relativement étale, à une vitesse modérée, six nœuds peut-être, tout en faisant progressi­vement surface à l’approche de la crique. Le service mettait les moyens pour ses exercices, constata Duncan avec une joyeuse légèreté. Il nota un maximum de détails, sans avoir de connaissances précises des formes d’un sous-marin. L’ensemble ne paraissait pas mesurer plus de quinze mètres. Un sous-marin de poche, en somme, qui ressemblait à ces engins que certaines armées avaient utilisés pendant la Première Guerre mondiale. La presse en avait parlé au moment où Duncan était lycéen, pour une raison dont il ne se souvenait pas, mais qu’il associait à des vacances en Méditerranée. Ce n’était pas le moment de creuser.

Les autres binômes d’observateurs devaient avoir vu, eux aussi, cette curieuse forme qui venait du large. Il y aurait des choses à racon­ter au débriefing. Il ne faudrait cependant pas compter, en guise de récompense, sur une trêve pendant l’instruction. Les nuits resteraient courtes et cela durerait des semaines, que le résultat fût brillant ou non.

 

Les yeux de Duncan et Deborah s’étaient accoutumés à l’obscurité. Duncan distinguait, sur la côte, la silhouette d’un homme debout, un objet à la main. Il semblait plus grand que Nichols et plus maigre que Fairbairn ou Sykes – mais il n’avait vu ces derniers que fugitivement. Pourtant, ce n’était pas quelqu’un du château d’Arisaig, selon lui. L’homme actionna l’objet qu’il tenait à la main : c’était une lampe de poche avec laquelle il envoyait des signaux, en morse peut-être (depuis toujours, Duncan déchiffrait difficilement ce code, pourtant bien utile).

— N… E… R… O…, traduisit Deborah, lettre à lettre, à côté de lui.

C’était du morse, effectivement, et elle était, à l’évidence, bien plus douée que son binôme.

Le kiosque du sous-marin, visible sous la lune, s’ouvrit. Une autre silhouette masculine en émergea et envoya à son tour, lentement, des signaux lumineux.

— M… O… H… R…, murmura Deborah.

« Nero » pouvait signifier Néron, en anglais, et ni l’un ni l’autre des agents n’avait la moindre idée du rapport avec le curieux mot « Mohr ». Ce qui était en revanche certain, c’est qu’il s’agissait de mots de passe, qui permettaient aux deux mystérieux agents de s’identifier mutuellement.

 

Une deuxième silhouette se hissa sur le kiosque. L’homme qui était sur la côte siffla brièvement, d’un son aigu et métallique, probable­ment avec un sifflet de marine. Une petite barque à rames, qui se tenait jusque-là dans la pénombre, glissa vers la masse sombre du sous-marin, avec un rameur à son bord, qui couvrit rapidement les quelques centaines de mètres séparant le sous-marin de la côte. La deuxième silhouette du sous-marin, après quelques instants d’observa­tion, descendit posément par l’échelle métallique puis, à proximité de la barque, sauta lestement à bord. Le rameur rejoignit immédiatement la côte, avec la même vigueur, tandis que la trappe du sous-marin se refermait derrière son premier passager.

En quelques minutes, il y avait donc eu un échange de signaux convenus, la récupération d’un agent extérieur par un partisan local, puis – c’était ce qui était en train de se produire – la disparition progressive, sous les eaux, du petit sous-marin. La barque avait rejoint le rivage et le passager du sous-marin, accueilli par un deuxième homme et serrant brièvement la main de ses hôtes, les suivait à présent le long d’un sentier côtier, presque en dehors des secteurs d’obser­vation de Duncan et Deborah.

Duncan ne perdait pas une miette de ce qui était en train de se passer. L’exercice était tout de même rudement bien fait. Alors que les trois mystérieux marcheurs commençaient à disparaître, il ajusta ses jumelles pour essayer de voir leur visage.

 

Ce qu’il parvint à voir lui laissa une étrange impression : les deux hommes qui avaient accueilli le passager du sous-marin avaient un visage osseux et inexpressif, qui ne ressemblait pas du tout à ceux qu’il avait l’habitude de voir dans la région – et même au Royaume-Uni. Le passager, quant à lui, grand et élancé, avait un type indéniablement méditerranéen. Son instinct, en somme, lui disait que ces trois visiteurs du soir n’étaient pas britanniques.

Et, s’ils n’étaient pas britanniques, alors… ce n’était peut-être pas un exercice. Il sentit son cœur cogner un peu plus fort et essaya de rassembler ses pensées. Le sous-marin, les lumières…

 

Deux coups de feu claquèrent au bout de la crique, puis un cri de douleur. Une seconde de stupéfaction. De sidération. Puis la voix de Nichols, au niveau des véhicules et se rapprochant rapidement :

— À couvert ! À couvert !

Duncan avait vu juste. Il remercia le Ciel que les exercices se déroulent à balles réelles, ce qui lui permettrait au moins de riposter à ces inconnus, et s’aplatit en attendant que Nichols – ou Hendricks – donne ses ordres. Il ressentit pour la première fois ce qu’était la peur au feu – et encore, il était très probablement hors de portée des tireurs : il eut l’impression d’être vulnérable dans tout son corps comme jamais auparavant, avec une forte envie, quelque part dans son cerveau, de se cacher, de fuir et d’être immédiatement ailleurs – et, par-dessus cela, plus forte pourtant, une rage terrible d’infliger au camp adverse un maximum de dégâts et de douleur. C’était à la fois terrifiant et tout à fait naturel.

Nichols passa devant eux en trottinant, courbé pour offrir moins de visibilité. Il tapa légèrement sur l’épaule de Duncan et lui montra la direction des voitures. Duncan et Deborah se levèrent et, en petites foulées, baissés eux aussi, partirent vers leur point de dépose. Le sergent-major allait récupérer les autres et, probablement, voir si quelqu’un avait été blessé.

Comme il l’apprendrait plus tard, cette situation était ce que l’on appelle, dans une opération, un « cas non conforme » – parfois un euphémisme pour dire « chaos ».

À suivre...

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