Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (9)

Derriere le mur Marc Eynaud roman

Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

La cave sordide qui les abritait semblait revivre au son des mots de son locataire. Les étagères vermoulues rayonnaient. Les ouvrages ternes et poussiéreux s’animaient d’une vie nouvelle, comme réveillés d’un long et engourdissant sommeil. Jean se révélait, tel un gardien immortel veillant sur un trésor qui ne lui procurait rien. Ni richesse, ni confort. Fadi comprenait à présent la prime impression qu’il avait ressentie à son égard. Un homme desséché et épuisé qui concentrait toute sa force vitale dans la flamme qui dansait dans ses yeux. Un dépossédé qui détenait les secrets de l’univers et la voie qui menait aux racines desquelles Fadi s’était inconsciemment senti arraché. Voir Jean s’enflammer et dérouler ses connaissances sur une époque qui semblait sortir d’un univers parallèle le submergeait et l’égarait. Il était partout à la fois. Sa voix le pénétrait, chatouillant des cordes profondément enfouies en lui. Au bout d’un long moment, Jean s’interrompit, se sentant à la fois à bout de force et magnifiquement heureux. Cela faisait des années qu’il n’avait plus eu devant lui un auditoire aussi captivé. Il se sentait face à un réservoir qui n’en finissait pas de se remplir. Fadi restait silencieux, il comprenait mieux à présent pourquoi le Califat avait banni cette histoire. Son histoire. Les explications de Jean donnaient un éclairage nouveau au présent.

Plus la discussion se prolongeait, plus il se familiarisait avec la pensée de Jean. Il commençait à prendre conscience que cet univers qui s’ouvrait à lui était empli de paradoxes. Un lieu où soufflaient des vents contraires. Bien loin du rigorisme dans lequel il avait été éduqué. Tout ce dont il se doutait instinctivement mais qu’il n’a jamais pu se formuler clairement, tant il avait grandi dans l’ignorance. Et c’était ce monde dont on s’acharnait à lui fermer les portes.
Il repensait aussi à l’exécution publique. Combien de souvenirs et de témoignages du passé avaient été tranchés ? Autant de fils qui les reliaient à une histoire que l’on s’acharnait à enterrer. Fadi ressentit la même sensation qu’éprouve celui qui s’est fait saisir injustement ses biens. Une sensation de spoliation. Mêlée à celle, douceâtre, de la souillure. Il avait participé à tout cela. Avec la fougue de ses vingt ans, il tremblait en s’apercevant que le confort de sa vie qui l’avait toujours étouffé tombait en ruine, tels des décors de théâtre mal entretenus qui s’effondreraient, dévoilant l’arrière-scène, rompant la magie qui liait le public aux acteurs.

- Alors, cela veut dire que tous ceux qui ont mis en place notre monde sont des salauds… tous ceux qui l’aident à se maintenir font le mal ?
Jean le regardait avec une compassion douloureuse.
- Non Fadi, vous ne saisissez pas ? De nombreux hommes collaborent avec le pouvoir sans être de mauvaises personnes. Ils peuvent être animés par un désir de justice et être mus par la vertu. Aucun système n’a jamais été parfait. Aucun pouvoir coercitif ne parviendra à se prémunir des passions humaines. Car l’homme est par nature indomptable. On peut en briser des centaines, des milliers, on peut rendre une population esclave et la réduire dans l’ignorance et la crasse. Mais on n’écrasera jamais le souvenir d’une nation consciente d’elle-même. C’est pour cela que de vieux fous comme moi protègent un bien aussi dérisoire que cette bibliothèque. Que je le veuille ou non, je suis dépositaire d’un savoir que je détiens sans qu’il m’appartienne. En réalité, les livres me possèdent plus que je ne les protège. Tous vos contemporains me traiteraient de fou, et d’une certaine manière, ils auraient raison, mais qu’est-ce qu’un fou, sinon un pauvre diable assis sur le bas-côté ?
- Si je vous disais que mon frère est moudjahidine et que, depuis des semaines, il traque vos frères comme des chiens ? Qui est-il, pour vous ? Un esclave, un indomptable ou un ennemi ?

Fadi avait jeté cela à la figure de Jean, espérant l’atteindre. Comme s’il voulait que le vieillard quitte cette assurance tranquille qui le troublait tant. Mais il ne sembla pas dérouté par cette nouvelle. Il accepta l’information sans broncher.

- Je vous répondrais qu’il est sans doute tout cela en même temps. Le gladiateur dans l’arène peut ne craindre personne, combattre avec honneur, être héroïque. En bref, il peut dompter toutes les vertus et subir toutes les bassesses humaines. Mais la foule aura beau l’acclamer, il reste un esclave. Hors de l’arène, il n’est bon qu’au fouet. Sans doute subit-il une forme de servitude plus acceptable sans même s’en rendre compte. À défaut d’être libre, il conserve au moins l’honneur. Quand bien même ce dernier ne le serait qu’au prix du sang de ses camarades d’infortune. Mais rappelez-vous une chose, Fadi, cet honneur-là n’existe que sur le sable de l’arène. Et qu’est-ce que l’honneur, lorsqu’il sert des maîtres qui n’en ont aucun ? Il est abaissé et confiné. Aussi large et dorée soit la cage.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 13:03.

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