C’est une grande voix qui vient de s’éteindre, et pas précisément celle de l’horloge parlante, puisque s’agissant de Jessye Norman, partie chanter sous d’autres cieux, à l’âge vénérable de 74 printemps. Car cette dame en était une grande, de dame. La preuve ? Lors des célébrations du bicentenaire de la Révolution française, en 1789, elle entonne à pleine voix une fort belle « Marseillaise », seul événement à peu près digne de ce défilé de tribus planétaires en forme de carnaval.

Il est vrai que le happening en question est concocté par le publicitaire Jean-Paul Goude, amoureux de beautés issues de la diversité – son appropriation culturelle d’alors ferait scandale aujourd’hui –, avec l’aide d’un Jack Lang jamais en retard dès lors qu’il s’agit de guignoler sous les canons à confettis. À l’époque, François Mitterrand ne dit rien, comme souvent ; tandis qu’Alain Finkielkraut s’indigne, déjà, contre ce folklore cosmopolite à vocation festive. Le regretté Philippe Muray ne devait pas être en reste…

Oui, la seule qui se tient alors debout est Jessye Norman. Logique, elle dont le livre de souvenirs est de la sorte titré : Tiens-toi debout et chante. En effet, à rebours de l’actuel antiracisme de bazar qu’on nous vend ici de force, la défunte, elle, a connu le véritable racisme de là-bas, celui des États du sud de ces États-Unis de moins en moins unis.

Au lieu de pleurnicher, elle est venue faire carrière ici, patrie d’accueil de tous ces artistes venus chez nous, là où l’on voit plus le talent que la couleur de l’épiderme. La liste est longue de ces expatriés : Billie Holliday et Big Bill Broonzy, Luther Allison et Memphis Slim, Mickey Baker et Quincy Jones. Et encore doit-en oublier ; que ces derniers veuillent bien nous pardonner À ce sujet, prière de voir ou revoir le remarquable et césarisé documentaire, I Am Not Your Negro, de Raoul Peck, consacré à l’écrivain afro-américain James Baldwin, exilé dès l’immédiate après-guerre à Saint-Paul-de-Vence, parce que ce n’est qu’en France qu’il put enfin oublier cette négritude qu’on lui a trop renvoyée au visage.

Tout aussi logiquement, personne en France ne s’étonne qu’une « Noire » puisse chanter de la musique « blanche ». Comportement civilisé, au contraire de celui alors développé outre-Atlantique. Pour s’en convaincre, prière de se reporter au film quasi définitif sur la question, Green Book, de Peter Farrelly, mettant en scène les dangereuses pérégrinations alabamesques de Don Shirley, pianiste noir jouant du classique. Là, on est dans le lourd, dans le vrai, dans la ségrégation raciale avec ce qu’elle a de plus vil ; au contraire des paillettes d’un antiracisme de salon, façon Harlem Désir, petit oncle Tom de circonstance auquel jamais celle qui vient de nous quitter ne voulut ressembler.

Bref, Jessye Norman, peut-être parce qu’elle avait connu des heures tragiques, ne pouvait se satisfaire de ses déclinaisons mondaines. Tiens-toi debout et chante, une fois encore. En revanche, ce constat ne peut qu’appeler une autre question : pourquoi la magie des voix noires a-t-elle disparue ? Pourquoi leur inspiration céleste est-elle, en quelques décennies seulement, tombée des nuages dans le caniveau ?

Comment en sommes-nous passés de Ray Charles et Stevie Wonder à Kanye West et 50 Cent ? D’Otis Redding et James Brown à Jay-Z et Snoop Dogg ? Tout comme en France, par ailleurs, quelle explication donner à la dégringolade conduisant d’Henri Salvador, même si plus caribéen que noir, à Booba et autres rappeurs à la sauce néo-Banania ?

Il y a là un mystère dont on attend qu’il soit un jour élucidé. Tectonique des plaques ou baisse du niveau auditif général ? Industrialisation de ce qui ne fut longtemps qu’un artisanat ? Vocation devenue simple profession ? Mécènes à l’oreille éclairée – Eddie Barclay, pour ne citer que lui – ayant abandonné la place à des têtards issus des écoles de commerce ?

En attendant, Jessye Norman aura plus que relevé le niveau. Celui de ses origines en particulier, et de la musique en général.

Chapeau bas pour la diva !

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01 octobre 2019 à 19:16

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