Jérôme Blanchet-Gravel : « Ce n’est pas en entretenant son petit confort pépère et sanitaire qu’un peuple retrouve le goût de lui-même »

miniature_interview_-je__ro__me_blanchet-gravel_e__crit

Pour tenter de freiner le net recul du français au Québec, le gouvernement a déposé un projet de réforme de la loi 101. Explication avec Jérôme Blanchet-Gravel, essayiste et journaliste québécois pour les lecteurs de Boulevard Voltaire.

 

Le gouvernement du Québec mène la fronde du français contre l’anglais. Pourquoi maintenant ?

Cela fait des années que la langue française est en péril, au Québec, alors pourquoi maintenant et pas l’année dernière ou l’autre avant, c’est une bonne question. On pourrait même dire que le français a toujours été menacé dans ce qui deviendra le Québec, depuis la conquête du Canada par les Anglais en 1759.

Il faut bien comprendre que la réforme de la Charte de la langue française – communément appelée loi 101 – ne va pas aussi loin qu’on le dit. Parmi les importantes dispositions figure la création d’un ministère de la Langue française et d’un poste de commissaire au français. Le gouvernement du Premier ministre Legault présente sa réforme comme très costaude, quoique équilibrée, mais dans les faits, elle ne réussira pas à freiner le déclin de la langue française. Il s’agit d’une mesure essentiellement symbolique, plus précisément cosmético-juridique. La mesure réanime une certaine fierté nationale, mais apparaît comme une béquille dans une contrée où la langue devrait davantage s’appuyer sur une culture fière et vivante que sur des lois timides et sèches. Il faut plus que des fonctionnaires pour garder une langue éveillée.

 

Comment expliquer que l’usage du français recule dans la Belle Province ?

Le français recule d’abord pour des raisons démographiques et géographiques. C’est la force du nombre. Le Québec étant un État en Amérique du Nord (350 millions d’anglophones au Canada et aux États-Unis réunis), la pression qu’exerce l’anglais sur lui restera toujours très forte. C’est un phénomène naturel. Mais le français recule aussi en raison de l’immigration et du faible taux de natalité des Québécois dits de souche. Un grand nombre d’immigrés allophones choisissent l’anglais et non le français pour la première raison évoquée, mais aussi parce que les Québécois ne chérissent pas assez leur propre langue, ce que les nouveaux arrivants sentent bien. Pendant ce temps, les Québécois ne font presque plus d’enfants : ils baignent dans une société de plus en plus aseptisée et dévitalisée. Les Québécois survalorisent l’anglais qu’ils associent au succès économique et à une certaine ouverture cosmopolite. Ils oublient la précision et la grande polyvalence du français sur le plan de l’expression, c’est-à-dire toute sa finesse, de même que son prestige et sa portée internationale. C’est consternant.

 

Ce désamour de la langue de Molière touche surtout les jeunes générations ?

Il est vrai que les jeunes sont particulièrement anglicisés par rapport à leurs parents et à leurs grands-parents. Ils sont de plus en plus connectés à la culture américaine, à tel point que certains peuvent passer du français à l’anglais dans la même phrase, et voir le français comme une sorte de vestige réactionnaire. Le Web et les réseaux sociaux sont un grand vecteur d’anglicisation, ce que semble ignorer le mouvement nationaliste, en partie prisonnier d’une pensée héritée des années 1970. Au Québec, la gauche dite progressiste joue aussi un grand rôle dans l’anglicisation des jeunes : elle présente le français comme la langue d’un peuple oppresseur et l’anglais comme la langue de l’immigration et de la diversité. Le français est aussi parfois présenté comme une langue patriarcale dont la version « inclusive » permettrait d’atténuer le côté vieux jeu.

 

À l’heure de la mondialisation et des sociétés liquides, à l’heure de « l’uniformisation du monde », pour reprendre le titre de l’essai de Stefan Zweig réédité cette année, pourquoi s’accrocher au français ?

Il faut s’accrocher au français pour préserver une part immense de la civilisation mondiale. Mais il ne faut pas sombrer dans une vision exclusivement écologique des identités. Un pays n’est pas un zoo ni un musée. J’y reviens : ce n’est pas seulement avec des lois et de la coercition qu’on peut maintenir en vie une langue et une vision du monde, mais avec de la culture. Une langue est un organisme vivant. C’est vrai au Québec et j’imagine que c’est vrai en France aussi. C’est avec de la passion qu’on peut actualiser une langue et l’univers qu’elle transmet. Avec du plaisir et de l’aventure. Avec des chansons, du cinéma et de la ferveur. Avec des universités et des médias où il est permis de réfléchir en toute liberté. C’est en faisant des enfants. Ce n’est pas en entretenant son petit confort pépère et sanitaire qu’un peuple retrouve le goût de lui-même.

 

Entretien réalisé par Marc Eynaud

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 22/05/2021 à 20:07.
Jérôme Blanchet-Gravel
Jérôme Blanchet-Gravel
Journaliste et essayiste québécois

Pour ne rien rater

Les plus lus du jour

L'intervention média

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois