Lisant, dans Causeur, l’article « L’inintelligence de la main », je me souviens de mon expérience de professeur regardant les mains de mes élèves tenant leur « outil graphique » et reprendrais volontiers ce qu’Ingrid Riocreux écrit : « On voit toutes les postures : le stylo tenu entre trois doigts aplatis ou serrés entre le majeur et l’annulaire, index et majeur au chômage ; souvent le pouce est trop avancé et recouvre l’index. » Me revient à l’esprit Études d’une main et d'une tête pour le portrait d’Érasme, d’Holbein, vues dans l’essai de Focillon, L’Éloge de la main, que les Éditions Marguerite Waknine ont eu la bonne idée de rééditer.

Que de fois ai-je lu à mes élèves l’éloge de « ce dieu en cinq personnes » ! Le texte commence par une description de la main : au repos, adonnée au travail, se dédoublant sur un mur en ombres chinoises. Focillon écrit le bonheur d’avoir une main droite et une gauche, et non « un couple de jumeaux identiques passivement ». Car cet « organe muet et aveugle », un des plus différenciés de l’homme, est ce qui permet la connaissance du monde et la création d’un univers distinct de la nature. Il est aussi l’instrument de la création. Les deux mains, de Dieu et de l’homme, se touchent au plafond de la Sixtine.

Ce texte de 38 pages est assorti d’illustrations. Alphabet de la langue des signes, anatomie de la main (1890), main mécanique d’Ambroise Paré, ferrotype de deux mains d’homme et d’enfant, sans oublier la main au ciseau de La Leçon d'anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, ces illustrations sont un enseignement à elles seules. Le texte évoque aussi deux contes qui répondent à nos modernes objections : que faites-vous des chefs-d’œuvre produits par les singes et par l’intelligence artificielle ? Un conte japonais dit que Hokusai peignit sans les mains en laissant un coq s’ébattre sur de la couleur rouge où chacun reconnut les flots de la rivière Tatsuta : « Sorcellerie charmante où la nature a l’air de travailler toute seule à reproduire la nature. » Focillon évoque aussi la main maléfique courant le monde du conte nervalien. Occasion de réfléchir au bien et au mal que nos professeurs d’éthique à la main technicienne ignorent aujourd’hui superbement.

À présent, nos écoliers, parfois interdits de trousses (qui cachent les portables), si l'on en croit Ingrid Riocreux, et orphelins de plumes n’apprennent plus à « écrire », perdant le goût de la juste pensée. Le mot « dyslexie » est un cache-misère. Or, depuis des années, les États-Unis sont revenus, dans les écoles pour leurs élites, au papier et au crayon afin de rendre performantes mémoire et intelligence. Chaque année, l’ordinateur commet 500 romans de rentrée. Pourtant, un écrivain se reconnaît entre mille à sa plume. À l’école, il faudrait imposer le stylo à plume et la méthode syllabique — la vraie — sans triche aucune : or, mon petit doigt me dit que ce n’est pas le cas.

Alors, en ce début d’année, pourquoi ne pas donner à lire cet Éloge de la main à un lycéen de seconde, accompagné d’un stylo à plume ?

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06 septembre 2019 à 10:30

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