11 novembre : « Leur sacrifice est à des années-lumière de notre époque »

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À l'occasion du 11 novembre, Boulevard Voltaire rappelle le destin de la famille la plus décimée de France, originaire de Saint-Malo, les Ruellan : six frères morts pour la France au champ d’honneur et deux frères morts des suites de leur blessure ! Honorée pendant longtemps, la fratrie tend aujourd'hui à tomber dans l'oubli. Thierry de Vingt-Hanaps est parent de la famille Ruellan. Auteur de Socrate ou Antigone ? Faut-il obéir aux lois injustes ? (Tequi) en 2014, il a rédigé pour le centenaire de la Grande Guerre Enfant de France, n’oublie jamais les dix frères Ruellan, en hommage à ses oncles. BV l'a interrogé. 

Gabrielle Cluzel. Thierry de Vingt-Hanaps, vous êtes parent de la famille Ruellan, la famille française qui a payé le plus lourd tribut lors de la guerre de 14... Ce souvenir compte-t-il toujours, dans votre famille ?

Thierry de Vingt-Hanaps. Enfant, j’avais entendu ce nom « nos oncles, les frères Ruellan ». Cela ne m’avait pas fait dévier de mes jeux de cabane, de chevalier et cow-boy. Bien plus tard, j’ai retrouvé ce nom, que je n’avais pas oublié, dans mes lectures de récits d’Histoire. C’est finalement le travail d’historien de Marc Jean (directeur des archives de Saint-Malo, il a épluché les archives militaires comme les archives de famille) qui m’a permis de découvrir le formidable engagement des frères Ruellan.

Les Ruellan durant la guerre de 14-18, ce sont dix frères combattants dont un prêtre, trois sœurs engagées comme infirmières, quatre médailles militaires, huit croix de guerre, six Légions d’honneur. Ce sont six frères morts pour la France au champ d’honneur et deux frères morts des suites de leur blessure. Ce sont aussi six orphelins. Seulement six, serait-on tenté de dire... C’est que les frères Ruellan sont morts relativement jeunes au combat et, sur les seize frères et sœurs (dont un seul mort en bas âge), il y avait un prêtre et une religieuse.

Leur souvenir s’étant quelque peu estompé, j’ai décidé, pour le centenaire, de rassembler mes différentes recherches et témoignages familiaux et de rédiger un hommage (Enfant de France, n’oublie jamais les dix frères Ruellan), cherchant à comprendre les motivations profondes de ces combattants. Je ne crois pas qu’il ait été beaucoup lu, mais il a permis des article et des reportages. Peut-être le nom aura-t-il marqué quelques jeunes absorbés, comme moi jadis, dans leur jeu favori et peut-être, un jour, suscitera-t-il leur intérêt… C’est ainsi que se transmet le flambeau dans l’âge glaciaire de la transmission que nous traversons...

G. C. Et à Saint-Malo, ville dont cette famille est originaire, la mémoire en est-elle conservée  ? 

T. de V.-H. À Saint Malo, le souvenir a été ravivé par Marc Jean, archiviste et auteur d’une biographie sur les Ruellan : Les dix frères Ruellan, héros et martyrs (Cristel Édition). Il existe une rue des Six-Frères-Ruellan à Saint-Malo, dans le quartier Brouassin, mais qui sait encore que ce quartier doit son nom à l’ancienne maison des Ruellan ? Et qui sait, aussi, que ce nom de Brouassin vient de la propriété du côté de la mère des Ruellan, Marguerite du Rivau, originaire de la Sarthe ? Il y a encore une belle plaque de marbre avec les noms des six frères tués au combat sur la maison des Ruellan, devenue bibliothèque municipale.

Pour la famille qui a donné le plus de ses enfants au combat, cela fait peu de souvenir… C’est même lamentable, car ils sont entrés dans l’Histoire et devraient demeurer dans nos mémoires. D’autant que c’est apparemment aussi la fratrie qui a reçu le plus de Légions d’honneur. Elle semble bien oubliée, même au musée de la Légion d’honneur. Il n’en a pas toujours été ainsi. En 1938, un hommage national avait été placardé par le ministère de l’Éducation nationale dans toutes les écoles de France. Durant les cinq ans du centenaire de la guerre 14-18, le silence a été assourdissant…

G. C. Cette famille décimée pendant la Grande Guerre est assez emblématique d'une France catholique, souvent royaliste, qui n'a pas hésité à donner ses enfants pour la patrie... Une patrie qui l'avait persécutée à la Révolution, puis, dans une moindre mesure, en 1905. N'est-ce pas paradoxal ?

T. de V.-H. Cet engagement catholique est sans doute le motif de cette mise aux oubliettes de l’Histoire. On veut bien des catholiques pour se faire tuer, mais pourvu qu’ils soient de bons républicains... Comme tant de catholiques à l’époque, les Ruellan ne voyaient pourtant pas d'un bon œil cette République athée, fille des Lumières et profondément anticléricale. La République, c’était la persécution religieuse.

Les catholiques ont toujours su défendre leur pays, en dépit des régimes. Ainsi, une guerre plus tôt, les volontaires de l’Ouest, c’est-à-dire les anciens zouaves pontificaux démobilisés après la défaite de Pie IX, s'étaient immédiatement rangés contre les Prussiens. Ce n’était ni pour restaurer le Second Empire ni pour suivre Gambetta, mais pour repousser l’envahisseur. Je vois dans cette foi intègre et unificatrice une source extraordinaire de l’incroyable énergie et joie de vivre des Ruellan. Ils ne sont pas atteints par le doute, la confusion ni la dépression.

Lorsqu’on mesure leur sacrifice, on peut se croire à des années-lumière de notre époque et se sentir impuissant à comprendre d’où venait la force de nos aïeux pour endurer tant d’épreuves : persécution religieuse (loi 1905, etc.), guerre des tranchées, deuils successifs. Tout semble s’écrouler, et pourtant les Ruellan passent au travers. Ils se donnent rendez-vous au Ciel et continuent de vivre, c’est-à-dire de militer et de combattre. Car il faut bien comprendre que ce n’était pas une famille malheureuse, ni suicidaire, ni du genre à subir !

Les héros de 14 sont des héros, non pas parce qu’ils y sont morts mais parce qu’ils ont combattu au prix de leur vie.

Chez les Ruellan, c’était la joie et la foi intenses. Il est manifeste que c’est dans de hautes valeurs morales et spirituelles qu’ils ont puisé leur combattivité et leur élan. Ce n’est pas pour obéir à la République qu’ils ont aussi bien combattu, mais pour obéir à leur conscience morale et religieuse. Ce n’est pas avec une baïonnette politique dans le dos qu’on avance audacieusement au front, mais parce qu’on a l’esprit lumineux et le cœur gonflé d’espérance.

Leurs lettres de guerre laissent clairement apparaître qu’au combat,les Ruellan continuaient à se battre et à défendre une France chrétienne, et à faire rayonner leur foi auprès des leurs frères d’armes. Les chrétiens se seraient-ils bien fait avoir en donnant leur sang, sang que la République a récupéré pour son compte ? Les Ruellan n’ont pas réfléchi en termes d’opportunité mais en termes de devoir et d’honneur. Ils se sont battus pour la France. Notons que l'état ecclésiastique de l'abbé Ruellan l'exemptait en principe. Pourtant, il s'est efforcé de se retrouver combattant au front, où il fut tué pour la France à un mois de l'armistice...

 

G. C. Il se dit que Hélie de Saint Marc, leur neveu, leur doit sa vocation. C'est vrai ?

T. de V.-H. Je peux en attester. Le commandant Hélie de Sant Marc me l’a dit. Étudiant, je suis allé timidement échanger quelques mots à la fin d’une conférence qu’il avait donnée à l’IPC. Lors de la dédicace, je lui ai dit avoir appris dans son livre que nous avions des parents, les Ruellan. « Je me suis senti attiré par la vocation militaire, fasciné par l’exemple de mes oncles, les dix frères Ruellan. » Il  m’a donné l’envie de creuser et d’en savoir davantage sur les modèles qui avaient forgé la vocation de cet autre héros français de courage, d’honneur et de fidélité. La sœur du père d’Hélie a épousé Louis Ruellan, le quatrième des frères à tomber au champ d’honneur, six ans avant sa naissance.

Malgré les horreurs de la Grande Guerre et la pénibilité des conditions, bien connues et formidablement décrites par Maurice Genevoix dans Ceux de 14, il semble que le tragique du destin des frères Ruellan ait été différent et, en un sens, plus serein que les nombreux combats menés par Hélie de Saint Marc. Le combat de conscience pour les Ruellan était de savoir comment défendre la France sans approuver la République. Saint Marc, pour sa part, a été confronté aux totalitarismes du XXe siècle et a dû trancher entre l’honneur et la fidélité lors de la guerre d’Algérie.

 

Gabrielle Cluzel
Gabrielle Cluzel
Directrice de la rédaction de BV, éditorialiste

Vos commentaires

44 commentaires

  1. Merci pour ce bel hommage. J’espère qu’ils ne se retournent pas trop dans leur tombe, eu égard à la société d’aujourd’hui, en se disant : « Tout cela pour ça ?! » Mais nous sommes nombreux à ne pas les oublier, c’est déjà cela…

  2. Après ce massacre, personne à fait un film pour sauver le soldat Ruellan. Ils étaient tous morts.
    Les cinéastes américains sont très forts pour faire des héros.

  3. Et dire que la préfecture de police de Paris a interdit le dépôt de gerbes de fleurs pour commemorer ces héros martyrs
    Quelle honte une heresie

  4. Si l’on n’en a plus parlé après 1938, c’est qu’une autre guerre est passée par-dessus la Grande Guerre, avec ses vrais héros, ses héros troubles (je pense à l’attitude des communistes, ou du décoré de la francisque François Mitterrand). Bientôt les Pierre Bénouville, les Hauteclocque, les Estienne d’Orves, les Michel de Camaret, les Rémy, seront tout autant oubliés : ne comptons pas sur G. Attal pour raviver la mémoire de nos chères têtes blondes-remplacées-brunes

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