Le président russe Poutine vient d'annoncer que trois MiG-31, équipés de missiles hypersoniques « Kinjal » (« poignard », en russe), avaient été mis en place sur un aérodrome de l'oblast de Kaliningrad. C'est l'occasion de s'intéresser, me semble-t-il, à cette petite enclave que beaucoup auraient du mal (de façon bien légitime) à placer sur une carte. Kaliningrad porte un nom typiquement russe, et même typiquement soviétique, puisque Kalinine était un apparatchik de l'après-guerre et que le mot grad, dérivé de gorod, signifie « ville ». Cependant, il s'agit d'une curiosité qui pourrait renvoyer aux enclaves du Saint-Empire ou aux Krajine serbes : Kaliningrad est, en effet, un coin de terre russe sur le sol de l'Europe.

Kaliningrad, sur les bords de la mer Baltique, enclavée aujourd'hui entre Pologne et Lituanie, fut jadis Königsberg. Capitale de l'ordre teutonique, qui évangélisa à coups de masse d'armes les peuples du nord de l'Europe, elle devint ensuite la capitale du duché de Prusse. Lorsque la Prusse devint royaume, en 1701, elle fut, avec Berlin, la co-capitale de ce nouvel État qui allait si profondément marquer l'Europe. Königsberg vit ensuite les mouvements tectoniques de l'Europe : en 1871, elle est incorporée au jeune Reich allemand ; en 1919, après la défaite, la Prusse-Orientale tout entière (dont Königsberg) est séparée de l'Allemagne par le corridor de Dantzig.

En 1945, après avoir été lourdement bombardée par les Alliés, spécialistes de l'urbanisme démocratique depuis Dresde, Königsberg est envahie par les troupes russes de Vassilievski. Les soldats se jettent à l'assaut sous les tirs de leur propre artillerie : cette boucherie sanglante est immortalisée par les tombes soviétiques encore présentes. Et puis, ma foi, ensuite, le rouleau compresseur rouge fait son œuvre humaniste à partir de 1945 : Königsberg devient Kaliningrad, les Allemands sont virés en quelques jours de leur ville historique, des colons russes s'installent à leur place, les bâtiments sont reconstruits dans le goût soviétique, élégant et léger comme on sait. Ajoutez à cela un ciel bas et lourd comme dans le poème, le froid, le vent, les bases militaires, et vous comprendrez que Kaliningrad ne fasse que rarement la couverture de Géo. En revanche, sa position clé et sa dotation, depuis 2008, en missiles balistiques Iskander en font une habituée des raisonnements géopolitiques (y compris de fin de soirée ou de chaînes d'information, ce qui est tout un).

Kaliningrad est emblématique de la mort de l'Europe occidentale. Ce fut la ville de Kant, « le Chinois de Königsberg », comme l'appelait méchamment Nietzsche à cause de sa sagesse méditative. Ce fut le quartier général d'un ordre religieux et guerrier, les chevaliers teutoniques, qui tint les barbares du Nord en respect - et en fit même des protestants. Ce fut la capitale de la jeune Prusse, dont l'imaginaire esthétique et moral imprègne encore l'inconscient collectif allemand de 2022, malgré la dénazification qui, depuis 1945, a transformé les Allemands en Hollandais, avec éléments de langage wokistes, caravane, bouc et claquettes-chaussettes. C'est de Königsberg que part la « prussianité », ce concept total dans lequel l'Empereur lui-même n'est qu'un rouage d'une mécanique parfaite, idée qui forma des générations de junkers fidèles à l'Empire, pièces parfaitement usinées d'un système implacable, et que tenta de retrouver la révolution conservatrice allemande. Tout cela est passé à la trappe.

Kaliningrad (seule ville russe à avoir gardé son nom soviétique), même si elle est en reconstruction et tend à devenir moins moche et moins utilitaire, est une immense rampe de lancement, prête à déchaîner sur l'Europe une puissance de feu « invincible », se vante Poutine. Voilà où nous en sommes arrivés : projection de puissance américaine en Pologne et ailleurs, forces prépositionnées par la Russie dans cette enclave qui figurait jadis, de manière quintessentielle, la grandeur et la solidité allemandes.

De là, comme dirait Barbara, dans sa chanson Göttingen, « s'il fallait reprendre les armes, pendant qu'on sonnerait l'alarme, à verser une larme » « pour Königsberg, pour Königsberg », c'est aller un peu loin... Mais enfin, il y a, encore une fois, un peu de nostalgie à constater que l'Europe hésite décidément entre le musée (de ce que fut le monde occidental), la poubelle (du tiers-monde qui la hait) et la conciergerie (des puissants du jour qui lui marchent dessus).

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19 août 2022 à 17:38

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30 commentaires

  1. Bravo à nos politiciens géniaux d’avoir déclaré qua à la Russie. Quel est le clown qui a dit que l’on allait mettre la Russie à genoux ?

  2. La terre tourne d’est en ouest et les vents dominants sont à l’inverse. On ne changera rien à ce fait qui pourtant a besoin d’être rappelé. Dans ces conditions, les premières victimes d’un incident nucléaire seraient les Russes eux-mêmes. Si un incident se produit en Ukraine, trois heures après on commence à évacuer Moscou. Voila pourquoi les Russes son préoccupés par Zaporidza et pourquoi Zelensky utilise sans vergogne le chantage au bombardement de la centrale qui, occupée par les Russes, fonctionne toujours et continue d’alimenter l’Ukraine et même de pays occidentaux. Le reste, c’est du cinéma, destiné à rappeler la dernière guerre et les Russes veillent soigneusement à ne pas entreposer d’armes fixes stratégiques à Kaliningrad, mais seulement des Mig, équipés ou non de têtes supersoniques.

  3. Remarquable! et tellement vrai. Le plus beau : « En 1945, après avoir été lourdement bombardée par les Alliés, spécialistes de l’urbanisme démocratique depuis Dresde, » Bon résumé de la stratégie militaire des Alliés, directement dirigée contre les populations civiles propulsées au rang d’objectifs militaires. On connait ça en France dont les villes détruites ne l’ont pas été par les Nazis, mais par les Démocrates auto-proclamés.
    Dans un monde juste, il aurait dû y en avoir, des procès pour crimes de guerre. Mais ils ont été réservés aux vaincus, comme d’hab.

  4. @Arnaud Florac,
    Votre article oublie de mentionner que l’UE est déjà semblable aux canons d’autrefois: bourrée jusqu’à la gueule d’armes par les bases de l’OTAN !
    Nous sommes une fois de plus soumis à la folie des idéologues.
    Ceux du siècle dernier, les communistes et les Nazis ont laissé derrière eux des torrents de sang !
    Allons nous laisser les irresponsables, qui nous gouvernent recommencer le génocide européens !
    Réveillons-nous, il en est peut-être encore temps !

  5. « Après avoir été lourdement bombardée par les Alliés, spécialistes de l’urbanisme démocratique depuis Dresde »: J’adore, c’est si bien vu !
    Excellentissime conclusion, Monsieur Arnaud Florac ! Comme l’ensemble de votre billet, si bien écrit et qui nous explique tout en peu de phrases . Poutine a raison de taper du poing, de marquer d’une pierre la présence millénaire russe en Europe et de reprendre le flambeau égaré tant par les Teutons que de la grande Pologne ;
    Noter que , sous le ciel gris et bas de ces berges Sud de la Baltique se trouve le plus grand sanctuaire adopté par les cigognes dans leur migration : au moins une  » ethnie » qui s’y trouve bien !

  6. que dire de tout cela, si ce n’est qu’une fois de plus nous courrons a une nouvelle défaite encore plus cinglante que celle de 1940; si cela continu nous allons nous serrer la ceinture et finit le bon temps, les 35h°°, les vacances a gogo. les russes savent souffrir (70 ans de communisme) mais nous societe de loisirs depuis 40 ans, le changement va être douloureux. sans compter l’invasion de l’islam religion de remplacement, allons enfants de la patrie……..

  7. N’en déplaise aux esprits su:superficiels conditionnés par la propagande à sens unique faussant les événements d’Ukraine, la Russie fait partie de l’Europe, « de l’Atlantique à l’Oural ». En témoignent son ethnie slave, sa religion chrétienne, toute son histoire, et jusqu’à sa culture, n’est-ce pas Voltaire et la Grande Catherine II ?

  8. Je lis parfois, des critiques sur Poutine. Des gens qui ne connaissent rien de l’histoire de la Russie, et qui croit bêtement les infos diffusés en France. La Russie est le plus grand pays du monde. Sa superficie correspond à environ 11% des terres émergées. Elle est grande comme environ 30 fois la France métropolitaine. Alors laissez-moi rigoler. Poutine défend son peuple, alors, que, Macron, demande aux français de faire des efforts soi-disant pour la liberté. Mais, lui ne fait aucun effort sur son niveau de vie.

  9. Compte tenu de la portée de ces missiles prétendus « hypersoniques », qu’ils soient installés dans l’enclave de Königsberg ou ailleurs ne change rien pour l’Europe. De tels fantasmes journalistiques font bien rire les militaires.

    1. Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas le point de départ d’un missile qui est en cause, mais son point d’arrivée.

  10. Avant de devenir Koenigsberg , ce port naturel ouvert sur le nord fût la voie d’entrée des commerçants nordiques qui créèrent , depuis Kiev, les Russ qui organnisèrent « toutes les Russies » . Il faut dire que les transports étaient largement facilités par le nombre d’axes nord-sud des fleuves du monde slave . Quelle ineptie que cette enclave de nos jours !

  11. Ben alors, continuez à donner des armes au petit mafieux qui continue à faire le maximum pour que toute l’UE entre en guerre. Les Russes s’en moquent ils font des affaires avec d’autres pays du monde et c’est les petits Trolles de l’UE qui vont payer durant de longues années.
    Je suis stupéfait de voir cette UE accueillir le pire des US sans sourciller, tout comme les indésirable que les autres pays ne veulent plus dans une indifférence générale pendant que tout ce qui faisait la richesse de l’UE fout le camp au Qatar comme les plus beaux salons de l’automobile et les usines qui vont suivre.
    Pendant ce temps là la seule usine qui reste en activité dans l’UE c’est celle des loisirs et de l’argent gratuit !

  12. il me semblait que l’Europe allait de l’atlantique à l’Oural. Une partie de la Russie est en Europe.
    Cette enclave de Königsberg est surprenante.

    1. Bizarrerie issue de la Seconde guerre mondiale… Cadeau à l’Oncle Jo, le célèbre facteur d’orgues géorgien, de dirigeants « occidentaux » déjà impuissants dans tous les sens du terme.

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