Déshumanisation du monde : Jacques Toubon dénonce la « fracture numérique »…

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C’est aussi à cela qu’on reconnaît nos sociétés données pour « avancées » : on y disserte à perte de vue sur des droits de l’homme devenus religion nouvelle tandis que, parallèlement, la part réservée à l’humain n’en finit plus de se rétrécir, telle une peau de chagrin. En attendant d’être définitivement évacuée, telle une donnée inutile, dans l’équation de la modernité triomphante ? C’est à croire.

Ainsi, Jacques Toubon, Défenseur des droits, s’alarme-t-il, dans un rapport présenté ce jeudi, d’une dématérialisation « à marche forcée » de nos services publics, lesquels sont censés passer au tout-Internet à l’horizon 2022. Quid des « réfractaires », comme dirait Emmanuel Macron ? On ne sait pas trop bien, si ce n’est qu’ils représentent une partie non négligeable de la population.

Ainsi faut-il tenir compte de ces 541 communes classées en « zone blanche », c’est-à-dire privées de toute connexion, mais surtout des 19 % de Français ne possédant pas d’ordinateur, vieillards souvent, pauvres également, sans oublier ceux qui vivent dans la rue ou en prison - soit près d’une personne sur cinq, ce qui n’est pas rien. Quant à nos compatriotes connectés, la félicité informatique est encore loin, entre sites officiels qui n’en finissent plus de planter, documents administratifs à scanner et à envoyer, mais dont le poids en octets dépasse les capacités du site en question ; d’ailleurs, c’est bien, d’avoir un ordinateur, mais de plus, il faut un scanner, ce qui, évidemment, n’est pas donné à tout le monde. Et quant à demander une assistance en ligne, trouver un être humain au bout du fil relève généralement de la quête du Graal…

Quand l’ancien ministre évoque la « fracture numérique », il est donc plus proche de la réalité que de la seule figure de style. Parmi les mesures qu’il préconise, celle-ci retient l’attention, demandant que l’usager ne puisse être tenu pour « responsable » vis-à-vis de l’administration en cas de problème technique. Ce qui est bien le moins et devrait couler de source ; ce qui n’était manifestement pas le cas jusque-là.

Quand Jacques Toubon a été intronisé Défenseur des droits par François Hollande, le 17 juillet 2014, il assurait vouloir « déclarer la guerre à l’injustice, promouvoir les droits, faire connaître ceux qui existent, en imaginer de nouveaux ». Fort bien : Miss France n’aurait pas mieux dit. Mais, en attendant de mettre en œuvre ces vastes chantiers, il serait peut-être plus opportun que les droits existants ne soient pas piétinés par ceux qui sont censés les faire respecter ; nos gouvernants au premier chef, à cause desquels de plus en plus de Français se retrouvent désormais relégués dans ce que ces mêmes gouvernants surnomment, aujourd’hui, les « territoires », comme s’il s’agissait de réserves pour espèces en voie d’extinction.

Cette déshumanisation du monde dans lequel les rapports se désincarnent à grande vitesse, Georges Bernanos la sentait déjà venir, avec son essai prophétique, La France contre les robots, écrit lors de son exil brésilien en 1944, avant d’être réactualisé à sa parution en France, trois ans plus tard : « Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l’hitlérisme, que le monde moderne n’en poursuivrait pas moins son évolution vers ce dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. » Et le même d’annoncer l’avènement de cette « machine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent, qui va venir ». L’intelligence artificielle, donc. Prédiction que vint encore affiner Günther Anders, le premier mari de la philosophe Hannah Arendt, en 1964 : « À partir de ce jour-là, nous n’aurons plus d’existence que celle de pièces mécaniques ou de matériaux nécessaires à la machine : en tant qu’êtres humains, nous serons alors liquidés. »

Voilà qui paraît bien en prendre le chemin.

Nicolas Gauthier
Nicolas Gauthier
Journaliste à BV, écrivain

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