[ENTRETIEN] « Seule la Russie peut réconcilier l’Inde et le Pakistan »

Depuis cinq nuits, des échanges de tirs entre soldats pakistanais et indiens ont lieu au Cachemire.
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Après l’attentat d’un commando pro-pakistanais, qui a tué 26 Indiens dans le Cachemire, le 22 avril, la tension est montée, entre l’Inde et le Pakistan. Une situation qui inquiète, ces deux États disposant de l’arme nucléaire. Les explications du géopolitologue Alexandre Del Valle, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont le dernier, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse (coécrit avec Jacques Soppelsa aux Éditions de l’Artilleur).

 

Étienne Lombard. D’où viennent ces tensions entre l’Inde et le Pakistan et à quand remontent-elles ?

Alexandre Del Valle. En 1947, quand ils ont quitté les Indes, les Anglais ont excité le sentiment religieux des islamistes pour diviser le pays entre musulmans et hindouistes. Or, si l’actuel Pakistan a alors regroupé l’essentiel des musulmans et expulsé les hindouistes, l’Inde a gardé chez elle ses musulmans. Ils sont aujourd’hui 200 millions, ce qui fait de l’Inde, pays hindouiste, le plus grand pays musulman, après l'Indonésie. Or, le Pakistan (pays des purs) a été fondé sur l'appartenance à un islamisme qui s’est radicalisé pendant la guerre froide et a été favorisé par les Américains, qui se sont alliés aux Pakistanais pour financer les talibans et les djihadistes en Afghanistan. Le Pakistan islamiste n’a donc cessé de voir l’Inde comme un ennemi hindouiste, peuplé d’infidèles. Et il a par ailleurs revendiqué le Cachemire. Cette région est détenue dans sa partie occidentale par les Pakistanais, la Chine en administre deux petites parties au nord et à l’ouest. La plus grosse partie, au sud, dépend de l’Inde, mais les musulmans y sont majoritaires et les Pakistanais la revendiquent donc. L'ONU a voulu prendre l’affaire en mais mais n'a jamais rien pu régler. Et le Cachemire fait de toute façon officiellement partie de l'Inde par référendum.

 

E. L. Jusqu’en 1971, ces deux pays se sont affrontés militairement. Comment la situation a-t-elle évolué, depuis ?

A. D. V. Ne pouvant l’emporter militairement, les Pakistanais ont opté pour deux stratégies. La première a consisté à devenir, comme l’Inde, une puissance nucléaire militaire. Les deux pays sont à armes égales, sur ce plan, avec environ 200 ogives chacun. Et comme le disait si justement le général Galois, le Pakistan, qui est inférieur à l’Inde dans une perspective de guerre conventionnelle, bénéficie, depuis, du « pouvoir égalisateur de l'atome ». Parallèlement à cela, les Pakistanais ont déployé une stratégie asymétrique qui consiste à favoriser un activisme islamiste radical et séparatiste, de manière officieuse, dans les régions de l’Inde peuplées de musulmans, et notamment au Cachemire. Ce harcèlement se traduit périodiquement par des attentats djihadistes, perpétrés par des mouvements islamistes pilotés ou instrumentalisés par le Pakistan, qui se comporte donc comme un État terroriste. Il a d’ailleurs financé les activités des talibans puis d’Al-Qaïda en Afghanistan. Mais il agit surtout en Inde et principalement au Cachemire, où les Indiens sont ciblés au moyen d’attentats très meurtriers.

 

E. L. Depuis l’attentat du 22 avril, des tirs ont été échangés entre militaires pakistanais et indiens, sans pourtant faire de victimes. Faut-il craindre le déclenchement d’une guerre ?

A. D. V. Cela peut mal finir, parce que l'Inde n'a pas envie de subir constamment les attentats réguliers et le chantage à la bombe nucléaire de la part du Pakistan. Donc, il y a un risque réel de guerre. L’Inde peut être tentée de faire comme les Russes avec les Ukrainiens. De se dire qu’on ne peut éternellement laisser faire le Pakistan par peur d’une guerre et qu’à un moment, « il faut leur mettre une bonne raclée ». Et l’Inde est consciente de la double faiblesse du Pakistan : il est beaucoup plus faible que l’Inde militairement, dans le cadre d’un affrontement conventionnel, mais aussi économiquement. En cas d'attaque indienne, le Pakistan pourrait donc être le premier à utiliser l'arme nucléaire pour se protéger. La tentation d’agresser est de ce fait bien présente. Mais en même temps, l'Inde sait qu'il faudrait intervenir de manière très mesurée pour ne pas déclencher le seuil d'utilisation de l'arme atomique. Voilà pourquoi le risque atomique existe, mais il y a peu de chances que ça aille très loin.

Capture écran France 24

E. L. Des pays tiers pourraient-ils intervenir, jouer les médiateurs ? L'Angleterre, les Américains, le voisin chinois, la Russie ?

A. D. V. Les Anglais sont hors jeu. Ils n’ont pas les moyens d’agir, d’autant moins d’ailleurs qu’ils sont otages de leur très nombreuse et très puissante communauté pakistanaise. Le Pakistan, un peu comme l'Algérie chez nous, peut mettre à feu et à sang des banlieues entières, en Angleterre.

Les Américains sont avec l'Inde mais, prudents, ils ne veulent pas trop se brouiller avec le Pakistan, qui est une véritable fourmilière et pourrait passer sous le contrôle des djihadistes.

La Chine a récemment dit qu'elle serait derrière le Pakistan. Elle ne va pas risquer qu'une de ses capitales soit rasée pour les beaux yeux des Pakistanais, mais il y a quand même une alliance sino-pakistanaise très forte, et l'Inde ne fait pas le poids.

En fait, la seule puissance à même de jouer le rôle d’intermédiaire, c'est la Russie. Elle seule est capable de réconcilier les deux parties, parce qu’elle entretient de bonnes relations avec le Pakistan comme avec l’Inde. C’est d’ailleurs elle qui a fait entrer l'Inde dans les BRICS, où se trouve aussi la Chine. Les BRICS ne constituent pas une alliance stratégique mais un forum économique et géopolitique horizontal qui prône un monde multipolaire. Et dans ce forum, il n'est pas improbable que, bien mieux que l'ONU, les puissances des BRICS réussissent à trouver un accord pour un cessez-le-feu entre le Pakistan et l’Inde. Si ça ne dégénère pas trop, c'est tout à fait probable.

Et ne nous leurrons pas, ce sont désormais les BRICS qui peuvent seuls jouer le rôle de gendarme ou même de faiseur de paix, et non les Nations unies et l’Occident, lesquels ne font au contraire qu’attiser les conflits et alimenter une nouvelle guerre froide.

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