Thierry Lentz, sur le bicentenaire de la mort de Napoléon : « C’est la première fois, depuis 200 ans, que l’objectif est d’effacer Napoléon… On y va tout droit si on ne réagit pas »

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Directeur de la Fondation Napoléon, l’historien Thierry Lentz est un des grands spécialistes du Consulat et de l’Empire. Il publie Pour Napoléon (Éditions Perrin).

Au micro de Boulevard Voltaire, il revient sur le contexte du bicentenaire de la mort de l'Empereur et déplore les polémiques de la part des « sensibilités contemporaines », alors que le grand public se passionne pour l'histoire napoléonienne.

https://www.youtube.com/watch?v=E92yom_PrE4

Nous sommes à la Fondation Napoléon. Vous sortez un livre Pour Napoléon. Pourquoi ce plaidoyer pour l’ancien empereur des Français ?

Le titre est un peu provocateur. C’est aussi le résultat de tout ce qu’on entend sur les demi-vérités et les demi-mensonges. J’ai décidé d’écrire ce livre l’été dernier, après avoir participé à une réunion où on préparait une espèce d’exposition biographique de Napoléon et où, évidemment, à la 51e minute de la réunion, quelqu’un a levé la main en disant qu’il ne fallait pas oublier de traiter l’esclavage, le droit des femmes, les morts des guerres, le tyran, le totalitarisme, etc. Et c’est parti complètement en vrille. En sortant de cette réunion, je leur ai dit que tant qu’ils y étaient, ils pouvaient aussi faire une exposition qui s’appellerait « Contre Napoléon ». Je me suis dit que je pouvais leur faire un petit essai pour Napoléon.

Cette année, on fête le bicentenaire de la mort de l’empereur Napoléon sur l’île de Sainte-Hélène. Pourquoi, la France n’est-elle pas capable de se retrouver autour de cette figure, qui certes a sa part de légende sombre, mais aussi a fait rayonner la France de manière exceptionnelle ?

Quand on dit que la France est divisée sur le personnage Napoléon, c’est surtout une espèce de super structure mondialisée, presque postmoderne, qui a un problème avec Napoléon. À la Fondation Napoléon, nous avons des publics très divers et nombreux. On s’aperçoit qu’il y a une passion pour l’histoire napoléonienne. Les gens ne se posent pas les mêmes questions. Ils savent très bien qu’il y a des zones d’ombre et des décisions qui sont, dans les sensibilités contemporaines, choquantes et inadmissibles. Mais lorsqu’on fait de l’Histoire, on est beaucoup moins sensible.

On pense, notamment, à l’esclavage et à la perte de droit pour les femmes qui avaient été acquis pendant la Révolution. Ce sont toutes ces légendes noires qui, aujourd’hui, en 2021, paraissent insupportables, sans compter les morts par dizaine de milliers sur les terrains de guerre.

On accuse parfois les historiens napoléoniens d’être trop passionnés, trop napoléonistes. Cela prouve bien que ceux qui nous accusent ne nous ont pas toujours lus. Les trois grandes questions sont l’esclavage, le droit des femmes et les guerres.

Évidemment, il n’est jamais venu à l’esprit d’aucun historien sur Napoléon de dire que tout cela était bien et que cela faisait partie des grandes décisions de Napoléon. Simplement, notre métier est d’essayer d’expliquer le contexte et ce qui a motivé ces décisions. Par exemple, en matière d’esclavage, Napoléon n’était pas un esclavagiste. Il était tout à fait favorable à l’abolition. À son arrivée au pouvoir, il a répété à plusieurs reprises, y compris dans des proclamations aux habitants de Saint-Domingue, qu’il n’était pas question de rétablir l’esclavage.

La vraie question intéressante, ici, en Histoire, est de savoir pourquoi Napoléon s’est renié à ce point.

Si on veut réfléchir à ces questions, cela à l’air de ressembler à lui chercher des excuses. Les gens qui nous diraient cela n’ont pas compris notre métier. Il faut recontextualiser, montrer comment ce reniement est arrivé et décrire les conséquences de ce reniement. Et ensuite, le débat historique peut avoir lieu. Dans ces affaires, les groupes qui font grand cas du rétablissement de l’esclavage se moquent totalement de la partie historique. Ce qui les intéresse est leur propre victimisation à laquelle on peut ajouter la concurrence victimaire. Il faut absolument que les guerres coloniales et les massacres coloniaux soient comparables à ce grand malheur-là. Tout cela nous laisse un peu déconcertés. De temps en temps, il faut savoir quitter le confort de sa bibliothèque ou de son cabinet de travail et aller à la rencontre de ces personnes pour discuter avec elles. Maintenant, ont-ils envie de discuter ? Je n’en suis pas sûr.

Emmanuel Macron était attendu au tournant sur cette question. Napoléon s’est retrouvé en otage avec une ultra-gauche anticoloniale et des opposants plus à droite.

Napoléon a été l’otage de la vie politique tout au long des 200 ans qui nous séparent de sa mort. Simplement, c’est la première fois, depuis toujours, que l’objectif est de l’effacer. On est à la limite de la cancel culture. On y va tout droit si on ne réagit pas.

Emmanuel Macron a informé, hier, le public qu'il allait participer au bicentenaire de Napoléon. S’il avait dit qu’il n’y participait pas, cela aurait fait des histoires. Il dit qu’il va y participer, cela fait aussi des histoires. J’imagine que le discours en préparation est un discours « en même temps » comme nous sommes habitués. Avec ou sans la participation du président de la République (et, franchement, je préfère avec sa participation), le bicentenaire aura lieu. Il va y avoir énormément de manifestations, des expositions, des publications et des colloques. Ceux qui ont envie d’aimer leur Histoire et qui ont envie de l’étudier sont aussi la France. Nous n’avons pas besoin d’avoir l’estampille officielle, d’autant plus que lorsque l’État au plus haut niveau se saisit d’une commémoration, on arrive à des choses aussi absurdes que les commémorations de Verdun avec tout ce qu’elles ont comporté de manque de solennité et d’émotions. Il ne s’agit pas d’aller pleurer sur le tombeau de Napoléon mais de rester un peu correct et de donner à ce débat un peu de tenue.

Le phénomène de déboulonnage de statues aux États-Unis est assez régulier. Craignez-vous que ce phénomène arrive en France ? La France est-elle capable, aujourd’hui, vis-à-vis de la relation qu’elle a avec son Histoire, de résister à cette vague de destruction ?

Le déboulonnage de statues a déjà commencé chez nous avec Colbert et Jeanne d’Arc. Napoléon est tout de même un gros morceau de l’Histoire de France. Il y a déjà eu des tentatives avec, notamment, la statue de Joséphine à la Martinique, le maréchal Ney à Metz, qui a été maculé en l’honneur des ouïghours. Je pense que le maréchal Ney n’avait jamais entendu parler des ouïghours. Il n’est pour rien dans l’événement. Mais aussi de la statue de Napoléon à Rouen. Il y a donc une petite tentative d’importer chez nous ce type de problématique et d’action. On a le droit d’avoir envie de commémorer, de s’intéresser à l’Histoire et de la discuter sans que, tout de suite, montent au créneau des gens qui veulent nous en empêcher. Ce bicentenaire et tous les autres événements qui expriment la mémoire nationale et notre identité peuvent servir de barrages à ces tendances à condition que les gens se mobilisent. On ne peut pas simplement vitupérer devant sa télévision. Il faut, de temps en temps, sortir et participer à ce type d’événement. Nos politiques, dont la colonne vertébrale est assez souple, sont toujours impressionnés par ce genre de choses. Si on veut que les choses ne se passent pas comme aux États-Unis, il faut se mobiliser.

Quelle est la réforme de Napoléon Bonaparte qui mérite le plus l’admiration des Français ?

Ce qui mérite le plus l’admiration des Français, c’est la véritable société nouvelle qu’il a créée par le Code civil et par la réorganisation administrative. Je dis toujours que Napoléon est en nous. Nous ne le savons pas, mais Napoléon nous habite tous les jours, ne serait-ce parce que nous appliquons, de façon naturelle, les règles du Code civil même après notre mort puisque les règles de succession datent de cette époque. Promenez-vous dans vos villes, on y trouve du Napoléon partout.

On parle des monuments, de l’urbanisme. C’est lui qui a vraiment lancé l’alignement des maisons. L’obligation de balayer devant sa porte, qui n’est plus respectée par grand monde, date de cette époque, ainsi que d’enterrer ses morts à six pieds sous terre. Nous sommes entourés par Napoléon et, comme Monsieur Jourdain, nous faisons sans arrêt du Napoléon sans le savoir.

Thierry Lentz
Thierry Lentz
Directeur de la Fondation Napoléon

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