Si pousser tout un continent au déracinement n’était (finalement) pas de la générosité ?

migrants ceuta

Après la mort tragique de 27 migrants dans la Manche, la fin de semaine dernière, les gouvernements français et anglais se sont livrés à une pantomime à trois temps désormais bien connue : la patate chaude, la passe à l’aile et le mistigri. La vérité, nue et crue, est que de chaque côté de la Manche, on sait bien qu’il est impossible de laisser un continent se déverser dans un autre.

Disons-le, Boris Johnson comptait sur Emmanuel Macron pour être son Erdoğan en ciré jaune, celui qui sert de rempart aux migrants côté Manche : le Royaume-Uni s’était engagé à payer à la France, fin juillet, 62,7 millions d’euros pour financer le renforcement des forces françaises sur les côtes. Mais selon les médias britanniques, le ministre de l’Intérieur britannique Priti Patel avait menacé, début septembre, de ne pas verser cette somme face à un échec patent.

Le postulat de base est le suivant : la gentillesse commande d’accueillir tous les migrants. Mais la raison interdit de le faire. Et comme le gouvernement veut, bien sûr, être gentil et raisonnable, c’est inextricable.

D’aucuns plus à gauche ont trouvé la solution dans la fuite en avant, prônant l’accueil inconditionnel et sans limite. Arguant, pour cela, s’il le faut, de « nos racines judéo-chrétiennes », comme l’a fait Julien Bayou, EELV, sur Europe 1, le 26 novembre, ce qui ne manque pas de sel pour le secrétaire national d’un parti engagé contre le sapin de Noël.

Mais si ce postulat était faux ? Si l’immigrationnisme n’était pas « gentil » ? C’est, en résumé, ce qu’a affirmé le cardinal Sarah qui, par sa fonction, en connaît un rayon sur la charité - plus que Julien Bayou, on en conviendra - et, par ses origines, ne peut être accusé de se désintéresser du sort des Africains. Dans l’entretien qu’il a bien voulu accorder à Boulevard Voltaire, comme dans celui, quelques heures plus tôt, diffusé sur Europe 1, celui-ci a été très clair : « Le meilleur accueil que vous pouvez offrir à ces migrants, c’est de développer leur pays, qu’ils restent chez eux. »

On sait, du reste, que l’impulsion immigrationniste en Europe a été donnée, avant que la gauche ne s’emploie à la repeindre aux couleurs de l’altruisme, par les grandes entreprises soucieuses de revoir à la baisse leurs coûts salariaux. Aucune Mère Teresa dans tout cela.

Les pousser au déracinement, à risquer leur vie, leur faire miroiter un eldorado qui n’existe pas mais aussi priver leur continent de ses propres forces vives n’est pas de l’altruisme. Le cardinal Sarah rejoint en cela l’analyse de Stephen Smith - ancien journaliste passé par Libération et Le Monde, aujourd’hui professeur d’études africaines à l’université Duke aux États-Unis - qui, dans son livre La ruée vers l’Europe (2018), avait déjà développé cette thèse.

Pour Stephen Smith, interrogé en mars 2018 par Jeune Afrique, « la migration est une perte nette pour l’Afrique parce que ses forces vives l’abandonnent. C’est profondément démoralisant pour ceux qui restent, et les Européens ont tort de penser qu’ils rendent service à l’Afrique en ouvrant leurs frontières. » Pour lui, « l’acte civique consisterait à retrousser les manches et à investir toute cette énergie qui est aujourd’hui mobilisée pour des départs individuels dans des efforts collectifs pour changer la face du continent ». D’autant que contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les plus pauvres qui peuvent émigrer - car il faut un pécule conséquent - mais les classes moyennes, celles dont l’Afrique aurait terriblement besoin. Bref, il ne suffit pas de se sentir gentil pour l’être réellement. Et l’ethnocentrisme peut atteindre jusqu’à ceux qui pensent se montrer le plus généreux pour l’étranger. Le cardinal Sarah, sur Boulevard Voltaire, lâche même le mot de « paternalisme ».

Ceux qui ont participé à l’aventure coloniale pensaient sincèrement faire œuvre salutaire de civilisation. Ils seraient bien surpris, et même scandalisés, s’ils revenaient sur Terre, de se voir reprocher leur action. De la même façon, sait-on par avance quel regard portera l’Histoire sur notre époque ?

Gabrielle Cluzel
Gabrielle Cluzel
Directrice de la rédaction de BV, éditorialiste

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